L’occasion aidant de la re-publication de L’anonyme chez Publie.net, avec vrai travail éditorial derrière, assuré en trinôme avec François Bon et Gwen Català, me suis surpris à évoquer réminiscences. Se trouve que, dans le même temps, l’Association des Amis de Maurice Blanchot et de Espace Maurice Blanchot dont je suis membre peine à trouver une parole collective sur la position à tenir face aux éditions Gallimard qui ont choisi de publier un livre de Blanchot par an et ce quasiment depuis sa mort en 2003. Après la publication de la première édition de Thomas l’obscur, celle de 1941 que Blanchot avait répudié par le simple fait d’en publier nouvelle version en 1950, abrégée de plus de 100 pages ; cette nouvelle première édition, celle de 2005, est, qui plus est, augmentée d’une préface de Pierre Madaule, alors que l’auteur avait souhaité ne jamais avoir aucune préface à ses livres. Concomitamment, Antoine Gallimard se permet un positionnement sur l’édition numérique, qui paraît, qui nous paraît, à cent lieux des attentes, des désirs, des enjeux de l’écriture en ligne. Toujours durant la même période, lors d’un déplacement professionnel (mon « vrai » emploi salarié, j’entends) à Tours, je me permets de proposer à François Bon de nous rencontrer, ç’aurait été bête sinon. Peu après, je me dis : Emmanuel Delaplanche, chez Publie.net ?
J’ai rencontré Emmanuel lorsque j’ai commencé à travailler sérieusement sur Blanchot. Il a soutenu une thèse avec Francis Marmande sur l’écriture de Louis-René des Forêts. Son texte est précis, son travail important, son apport essentiel. On peut en goûter un extrait dans le beau numéro de Critique sur des Forêts.
Comment tout cela a-t-il débuté ? J’étais un étudiant quelconque de la fac de lettres de Grenoble. N’avais pas de réseau, pas de contact, loin de Paris, pas plus d’ambition que ça. J’ai eu de bons professeurs : Nabile Farès, poète algérien qui nous fit découvrir Kateb Yacine — dont le fils commençait à bien tourner avec le groupe Gnawa Diffusion. Jean Oudart qui avait une lecture dynamitante de Madame Bovary. Pierrette Renard, dont le mari, Philippe, décédé dans l’accident du Mont Sainte Odile avait fait connaître Cesare Pavese en France. Elle m’avait suivi jusqu’à sa retraite en mémoire et DEA. Arrivé en doctorat, le Centre de Recherche sur l’Imaginaire s’autorise à m’embaucher comme secrétaire de la revue locale, Iris, pour la relecture, et autres petites tâches administratives. Son directeur est alors Philippe Walter, spécialiste de Chrétien de Troyes. Je lui dois beaucoup. J’ai un bureau, de petits moyens. J’entame, avec un directeur que je n’ai pas envie de citer, une thèse sur Blanchot et Quignard. Ce directeur m’accepte car il est le seul à travailler en littérature comparée sur le vingtième siècle. Il est aussi président de Grenoble-3. Il a eu une brève carrière politique locale. Et il s’envole peu après pour le Japon où il devient attaché culturel du ministère.
J’appelle un jour Jean-Pierre Boyer, qui dirige les éditions farrago, ex-Fourbis. Je lui dis J’ai un projet : recueillir tous les articles de Blanchot esseulés dans sa bibliographie. Une vingtaine d’articles importants sur Jaspers, Merleau-Ponty, Levinas, etc. Il me dit de contacter Christophe Bident, biographe de Blanchot, ce que je fais. J’expose mon projet à Christophe qui m’invite à Paris. Il me dit alors que le texte de ma recherche que je lui ai envoyé lui semble honnête sinon pertinent et m’invite à participer à des rencontres doctorales à Jussieu où il enseigne. Ces réunion se déroulaient dans la grande tour, dans la salle où se trouvait le fonds de la bibliothèque Leiris. J’y ai rencontré Thomas Régnier, Monique Antelme, avec qui j’ai noué depuis une forte relation d’amitié et qui demeure l’unique personne que je côtoie de ce groupe. Dans ce groupe, Christophe Halsberghe, avec qui j’ai ami aussi, hélas courtement. Je me rappelle un rendez-vous avec Emmanuel et Christophe autour de bières belges et des chansons des Rolling Stones.
Le livre d’articles existe depuis, il est sorti en 2010 sous le titre La condition critique. Moins le texte sur Jaspers, La folie par excellence, que les Editions de Minuit n’ont pas voulu donner (ou rendre ?).
Lors de l’un de ces voyages parisiens — je retrouve la date sur internet : 2002 — Christophe Halsberghe m’invite à assister à une rencontre de l’Ecole des Chartes où il intervient avec Jacques Derrida et Dominique Rabaté sur une journée Georges Bataille. Je suis toujours étonné de voir Derrida sous le titre EHESS, mais c’est une autre histoire. Cet échange avec Rabaté, pour qui je nourris grande estime, puis avec Derrida à qui je sers un café, restera gravée dans mémoire.
Ma vocation d’enseignant étant pour le moins tremblotante, voire nulle, je décide de m’inscrire en BTS Gestion et Protection de la Nature, à Angers. Par correspondance avec sessions de regroupement. Les fleurs m’effraient : elles sont si nombreuses et toutes portent un nom. Mais je veux travailler dehors, devenir technicien de rivière. Quand j’étais enfant, j’adorais regarder les petites bêtes de l’eau : gammares, nèpes, notonectes. J’en veux encore. J’ai fait les nuits dans l’usine paternelle pour assurer ces études renouvelées. La thèse en a pris un coup. On me propose finalement des vacations de pion, puis remplacement de professeur de français dans un collège. La principale (hommage à elle, disparue) me laisse champ libre. Elle compense ainsi le changement de statut, facile ni pour moi ni pour les élèves.
L’année finie, je me remets dans l’environnement. J’invite celle qui sera ma femme, et nous donnons naissance à notre fille une nuit. Je réussis mon diplôme. Elle est aussi professeur contractuelle et je retrouve l’Isère, mais ses Terres Froides, avec lesquelles je suis d’emblée fâché. Pour vivre, je deviens intérimaire, ne trouvant pas de boulot dans l’environnement, m’y prends mal, me précipite. Je suis maçon VRD (voirie et réseaux divers). Cela durera deux ans. La fin s’effiloche en usines. La nuit j’écris. Mon couple se dégrade, trop de pression, manque d’argent, un directeur en goguette, je décide de cesser la thèse. Mon directeur trouvait qu’elle était trop littéraire. Je lui répond dans une longue lettre que la soutenance ne m’intéresse pas. Que mon texte est insoutenable.
Lorsque j’abandonne définitivement l’université, je suis de plus en plus souvent à Paris. Je boucle les pages déjà écrites, les deux tiers environ. Je rencontre à Grenoble François Bon. Nous sympathisons autour des Stones. Je lui envoie un texte écrit sur les textes des quatre albums des Stones 1968-1972, We love to play the blues (en 2003-2004, je jouerai en duo sous ce nom une série de concerts de leurs reprises — voix, guitare — pour leur quarante années d’activité). Bon me dit J’avais pas remarqué que Casino boogie est un genre de cut-up.
Les choses s’accélèrent. Bident et Pierre Vilar organisent en 2003 un grand colloque à Paris sur Blanchot (publié sous le titre Récits critiques la même année chez | encore ! | farrago/Léo Scheer). Mais lui est mort, le sachant. Je retrouve Derrida, je le lis avidement, nous échangeons longtemps. Lors d’un repas, Monique renverse son verre d’eau sur moi. C’est à partir de ce moment que nous ne cesserons de nous envoyer des cartes postales. Je fais la connaissance de Philippe Lacoue-Labarthe et de Jean-Luc Nancy. Une connivence particulière entre moi et « Lacoue ». Christophe Halsberghe est là aussi. Et Marmande, et tant d’autres personnes rares et précieuses : Georges Didi-Huberman, Pierre-Antoine Villemaine, Daniel Dobbels, Raymond Bellour, entre autres.
Ensuite farrago met la clef sous la porte, Jean-Pierre Boyer, que j’appelle, me dit qu’il en arrête avec la littérature. Qu’il en est fatigué. Perte pour l’édition. Les choses se dégradent alors entre « blanchotiens ». Une école dissidente, sous l’impulsion d’Eric Hoppenot, voit le jour. Entretemps j’ai rencontré Parham Shahrjerdi, webmestre du site Espace Maurice Blanchot. Hoppenot entre en conflit avec Bident, et chacun est amené à « choisir son camp ». Avec Bident : Derrida, Nancy, Monique, Parham. Le choix est vite fait. Hoppenot, je n’ai pas envie d’en parler non plus, mais il avait accueilli un extrait de ma thèse dans une collection qu’il avait dirigée chez un éditeur de Grignan, à quelques encablures du lieu où j’habite aujourd’hui.
Derrida disparait subitement en 2004, au moment même où je lui envoie un courrier, que Parham publiera sur un autre site, Derrida.ws | et me laisse, à jamais, en questions, irrésolues.
Puis c’est Christophe Halsberghe qui m’offre un espace dans les actes du colloque Blanchot de Louvain-la-Neuve. Il décède en 2005 alors que je n’ai pas relu les épreuves. Michel Lisse, avec qui il a organisé le colloque me l’apprend bien tard.
Les évènements de précipitent ; tout arrive ; le cher, le fidèle Thomas Régnier se donne la mort en 2006. Puis Lacoue-Labarthe disparaît en 2007.
En 2008, François Bon, qui s’est souvenu de moi, me propose de participer à la naissance de l’aventure Publie.net Je lui offre deux récits et deux essais : ceux sur Blanchot et Quignard, issus de la thèse abandonnée, largement retravaillés, et étayés de centaines de pages d’articles glanés pour oublier à la BNF durant toute une année. (Pas de lettre de directeur, pas de carte d’étudiant, comment on fait pour y accéder au rez-de-jardin ?)
Les remparts. S’écroulent. Hoppenot, qui a finement joué, parvient à maîtriser les droits d’auteur de Blanchot. Derrida n’est plus là pour lutter et nous autres sommes trop nombreux pour être intraitables. On traite. Une bataille souterraine, de registre juridique, s’engage. Un plan de charge éditorial est à présent établi, qui laisse le champ libre, si personne ne dénonce, à la publication de la Correspondance de Blanchot : Paulhan, Levinas, Bataille, des Forêts, et tous les autres suivront ; des tractations en cours ; des atermoiements aussi et le désir, à Monique et moi, de brûler le restant.
C’est dire si ce texte, L’anonyme, revient de loin. Je ne puis pourtant le considérer aujourd’hui comme abouti. Il manque toujours quelque chose, ce quelque chose qui empêche de parler de l’œuvre de Blanchot avec sérénité. Je me suis attaqué à fort, et j’en ai tiré sève singulière, je veux dire personnelle. Il n’intéressera que peu de gens, ce “livre”, mais si je ne le reconnais guère, je lui suis resté fidèle. Il hérite aujourd’hui d’un écrin remarquable.
Il est dédié à tous ses morts.