(notre traduction)
On appelle « ubac » — en dialecte ubagu, le lieu où le soleil ne tape pas, et en langue correcte, selon une locution plus recherchée : a bacìo1, tandis qu’on appelle a solatìo2, ou « adret » — abrigu en dialecte — le lieu ensoleillé. Le monde que je décris est celui-là, une sorte d’amphithéâtre concave vers le midi, privée de son versant convexe, lequel est tourné vers le minuit ; par conséquent l’ubac se trouve en portion congrue, tandis que l’adret est de plus grande étendue.
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Ce n’est qu’au fond des torrents hérissés de cannes au crissement de papier, ou dans les vallées cambrées, coudes à coudes, ou derrière les sommets des faîtes des poëts, et en-arrière de la succession des contreforts de la chaîne de montagnes parallèle à la côte, que se donne cet assombri de vert, cet effleuré des roches dans les terres délavées, cette proximité du froid qui monte de dessous la terre et cet éloignement, non seulement de la mer invisible, mais aussi du féroce azur du ciel incombant le sentiment d’une frontière mystérieuse qui sépare du monde ouvert et étranger, qui est le sentiment d’être arrivé « int’ubagu», dans l’opaque revers du monde
de sorte que je pourrais définir l’“ubagu” comme avertissement : le monde que je décris a un revers, une possibilité de me retrouver orienté de manière différente, dans un rapport différent au cours du soleil et aux dimensions de l’espace infini, signe que le monde présuppose un reste du monde, au-delà des barrières des montagnes qui se succèdent derrière mes épaules, un monde qui se prolonge dans l’opaque avec ses pays, ses cités, ses plateaux et ses cours d’eau et ses marais, avec des chaînes de montagnes qui cèlent des acrochores de brume ; je sens ce revers du monde caché au-delà de la haute épaisseur de terre et de roche, et c’est déjà le vertige qui vrombit à mon oreille et me pousse vers l’ailleurs
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Même si l’on considère l’observateur immobile, comme au début, sa situation au regard de l’ubac et de l’adret restera controversée, parce que son moi tourné vers l’adret est le côté opaque qui voit depuis chaque pont arbre ou toit, tandis qu’est en plein soleil le mur ou le versant auquel je tourne le dos, le mur fleuri de bougainvilliers, le versant où croissent les buissons d’euphorbes, le fourré de figuiers d’Inde, l’espalier de câpriers.
mais ce n’est pas cela qui compte parce que si l’on admet que je suis en train de regarder l’embouchure d’une quelconque vallée, et que j’ai derrière moi le torrent escarpé et ombrageux, rien ne prouve que je sois sur le point d’avancer plus encore dans le découvert ou bien au contraire de reculer vers le fond de la vallée ; c’est pourquoi il est juste de dire que le moi tourné vers l’adret est dans le même temps un moi qui se retire dans l’ubac.
et si je pars de cette position initiale et que je considère les successifs états de ce même moi, chaque pas en avant est aussi un retrait, la ligne que je trace s’enveloppe toujours plus vers l’ubac, et il est inutile que je cherche à me rappeler à quel point je suis entré dans l’ombre, j’y étais depuis le début, il est inutile de chercher au fond de l’ubac une issue à l’ubac, je sais maintenant que le seul monde qui existe est l’ubac et l’adret n’en est que le revers, l’adret qui opaquement cherche à se multiplier, mais qui ne parvient qu’à multiplier le revers de son propre revers.
D’int’ubagu, du fond de l’ubac moi j’écris, je dessine à nouveau la carte d’un adret qui n’est qu’un axiome invérifiable pour les calculs de la mémoire, le lieu géométrique du moi, d’un moi dont le moi à besoin pour se savoir moi, le je qui ne sert qu’à donner des nouvelles du monde au monde, un engin dont dispose le monde pour savoir s’il existe.