Comme, il y a près de dix ans, je voyageais dans un train pris au hasard qui me menait de Napoli à Reggio(C) (je descendrais en fait à Maratea), muni d’un billet kilométrique (vous avez droit à 3000 km en train, vous faites remplir les décomptes à chaque gare ; très pratique ; un peu encombrant, mais très rentable), je songeais pour la première fois à la superposition des deux voyages. J’écrivais, en substance, ceci :
Il y a deux voyages. Il y a le voyage que tu fais et le voyage que tu rêves de faire ; et les deux sont si étroitement mêlés qu’il est bien difficile, de retour à la maison – si jamais le retour à lieu – de savoir lequel a réellement été accompli. Je songe par exemple à cette fille de Palerme, à ces vieux Siciliens qui m’avait offert des piments, à cette fontaine qui donnait une eau verte dans la nuit, aux lucioles d Toscane… De sorte que, aujourd’hui, où je relis et corrige ces lignes, je ne sais plus si elles ont été écrites alors, où déjà réécrites aujourd’hui, ou demain, ou ailleurs…
C’est le destin d’Ulysse, qui retarde sans cesse son texte, comme il chante et retarde son retour. C’est Borges influençant Kafka influençant Cervantès…
J’arrête là. Ces sensations sont communes, la seule chance de la littérature, son seul intérêt et ce qui soutient son existence, c’est justement de permettre, induire, comprendre, susciter, désirer, ces télescopages, ces brouillages, ces stratifications.
Comme texte et voyage sont liés. Il y va de la mémoire. C’est elle qui, affrontant le sommeil de l’oubli, mais pactisant avec lui, va creuser des galeries sinueuses dans la matière de notre corps. Je soutiens que notre pensée est un organe de notre corps.
Je dis que la mémoire est un ver qui ronge cette matière. Mettant en relief certains traits (ou plutôt certaines textures : créant structure), évacuant d’autres. Puis nous réveillons avec une petite figure chancelant dans la tête, de subites envies, de subites pulsions, de subites missions qui nous incombent ; et l’écrivain y répondra, comme soumis à la mémoire, qui fait oubli comme elle fait texte, texture. (D’où lien autobiographie).
Et l’écrivain part.
Comme texte et voyage sont liés, voyage et Italie le sont aussi, mais cela peut-être pour moi seulement. Cela dit, je ne suis pas le seul, au vu du nombre toujours plus important d’écrivains ou d’artistes ayant adopté l’Italie.
Il y a donc deux Italies : une Italie réelle, que nous n’approchons jamais, même si nous y habitons. Parce que nous ne sommes pas italiens. Une Italie fantasmée, qui elle-même est double : celle de l’inconscient collectif, des clichés et des représentations d’un peuple, générales, envers un autre peuple ; celle de l’inconscient personnel, la mienne, qui prévoie en Italie des choses qui jamais n’ont lieu, qui désire des éclairs fuyants, qui se rappelle des pierres inconnues.
Ces pierres sont des bijoux, sédimentés en moi par l’enfance. Et grandir c’est simplement monter sur des souvenirs que l’on rejette mais que l’on transporte. Nous sommes pleins de déchets qui nous forment, nous soutiennent. Je suis allé en Italie la première fois avec mes parents à un an et demi ; j’y suis retourné jusqu’à mes dix-sept ans chaque année ; puis j’y suis retourné seul, ou avec des amis, ou des femmes. Je peux dire que je sais exactement ce qu’est l’Italie, mais je le sais essentiellement dans mon corps, dans mes cellules : je sais la langue, la mentalité, les odeurs, les habitudes, les obscurités, les plats cuisinés, les intérieurs des maisons, l’esprit des femmes, les jeux des garçons, le sable, le goût des eaux, les horreurs, les défauts, les bruits, la nature, les villes, la géographie et même les abréviations des chef-lieux de province. Mais comme il est toujours difficile de parler une langue que l’on comprend pourtant (comme il est impossible d’aimer une femme que l’on aime), il m’est actuellement impossible d’en tirer quelque chose.
J’ai essayé d’écrire en Italien, pour tromper l’ennemi, en vain. J’ai écrit Il vizio radicale et Cose Romane, lorsque j’étais à Rome en 1999-2000. Je viens de terminer Ambo i lati, que relit, avec gentillesse, Francesca (grazie a lei), mais qui a déjà été refusé par Ugo Magno des éditions Mesogea à Messine. J’ai cherché à utiliser les biais (il y a du biais en Italie), divers et variés. Mais je peine à dire ce que je ressens envers elle.
Cette série de texte est un nouveau biais. Mais plus que tout je crois qu’il y a une espèce de sentiment morbide (morbido signifie doux ; les paquets de cigarettes qu’on appelle « souples » sont appelés « morbidi ») au cœur de la cosidetta dolce vita.
Il faudra relire Le facteur de Neruda. Car que devient un port lorsqu’il n’est plus un port militaire ? Que devient un peuple de guerrier lorsqu’il ne combat plus ? Guerrier est mauvais : stratège est peut-être plus juste.
L’Italie porte le poids de son histoire et dans mes ans il y a le poids de l’Italie. Nos destins sont liés.
C’est pourquoi je m’en sortirai par une pirouette, cette longue situation du génial Antonio Tabucchi.
La notte, in queste latitudini, cala all’improvviso, con un crepuscolo effimero che dura un soffio, e poi è buoi. Io devo vivere in questo breve spazio di tempo, e per il resto non esisto. O meglio, ci sono, ma è come se non ci fossi, perché sono altrove, anche li’, dove ti ho lasciata, e poi dappertutto, in tutti i luoghi della terra, sui mari, nel vento che gonfia le vele dei velieri, nei viggiatori che attraversano le pianure, nelle piazze delle città, con i loro mercanti e le loro voci e il flusso anonimo della folla. E’ difficile dire come è fata la mia penombra, e che cosa significa. E’ come un sogno che sai da sognare, e in questo consiste la sua verità : nell’essere reale al di fuori del reale. La sua morfologia è quella dell’iride, o meglio della gradualità labili che già non sono più mentre sono, come il tempo della nostra vita. Mi è dato di ripercorrerlo, questo tempo que più non è mio e che è stato nostro, ed esso corre svelto all’interno dei miei occhi : cosi’ rapido che io vi scorgo paesaggi e luoghi che abbiamo abitato, moementi che abbiamo diviso, e anche i nostri ricordi di un tempo, ricordi ?, parlavamo dei parchi di Madrid e di una casa di pescatori dove avremmo voluto vivere, e dei mulini a vento, e delle scogliere a picco sul mare una notte d’inverno quando mangiammo il pancotto, e della cappella con gli ex-voto dei pescatori : madonna dal volto di popolane e naufraghi come burattini che si salvano dai flutti attaccandosi a un raggio di luce piovuta dal cielo. Ma tutto questo che mi passa dentro agli occhi, e che io pure decifro con esatezza minuziosa, è cosi’ rapido nella sua corsa che è solo un calore : è il malva del mattino sull’altopiano, à lo zafferano dei campi, è l’indaco di una notte di settembre, con la luna appesa all’albero sullo spiazzo di fronte alla vecchia casa, l’odore forte della terra e il tuo seno sinistro che io amavo con maggiore intensità, e la vita era li’, placata e scandita dal grillo che abitava accanto, e quella era la notte migliore di tutte le notti, perchè era una notte liquida comme la polpa di un’albicocca.
Nel tempo di questo infinito minimo, che è l’intervallo fra il mio ora e il nostro allora, ti dico arrivederci…