Oui, c’est vrai au fond. Pourquoi continuer à faire des critiques de disques ? Il n’y a qu’à les écouter…
Oui, c’est vrai. Mais on peut aussi s’amuser (ou bien le prendre très au sérieux) désirer, d’une œuvre d’art, quelle qu’elle soit, en comprendre le génie ou le ratage, en décortiquer les fils, non peut-être vraiment pour l’expliquer, mais au moins saisir, dans le rapport qui se joue en face à face (ou quasi) ce qui se joue pour moi. Pourquoi telle ou telle chanson m’émeut au point que j’en pleure et telle autre me fait danser/sauter malgré dos défectueux.
Creuza de mä, aussi. Un disque que Dabid Byrne a décrit comme l’un des dix meilleurs des années quatre-vingt. Bon c’était David Byrne. Et c’étaient les années quatre-vingt. Ce n’était pas difficile, on mainstream, de faire quelque chose qui soit mieux que le médiocre. Mais d’un autre côté, il n’était pas facile d’imaginer de nouveaux paysages. Rappelons que Graceland de Paul Simon, avant Johnny Clegg, c’était 1986. On est en 1984. Fabrizio de Andrè est le compositeur et chanteur italien le plus populaire, mais c’est aussi le plus profond. Celui qui, puisant ses racines chez Brassens, Leonard Cohen ou Bob Dylan, les traduisant, parvient à transcender la musique italienne, l’école génoise de cantautori.
Il choisit alors de rendre grâce au dialecte de son pays, la Ligure, et aux musiques de Méditerranée. Il écrit donc Creuza de mä, disque d’une force poétique méditerranéenne à la hauteur de Salah Stétié, d’Izzo, d’Amoz Oz ou de Kateb Yacine.
On y trouve la figure du pêcheur (Crêuza de mä), de la tentatrice érotique (Jamìn-a) ou de la prostituée (‘A pittima), du petit bourgeois (l’argent des banques) (Â duménegaet du converti (la foi et la religion) (Sinan Capudàn Pascià), autant de mythes propres à la Méditerranée (D’ä mæ riva) et de ses luttes intestines Sidùn), pour une cité qui a pu durant plusieurs siècles régner sur elle. Voilà pour la liste des titres. Sept morceaux, spet simples morceaux construits sur une mélodie elle-même dévouée à l’essentiel et par le biais des instruments traditionnels : saz, oud, derbouka ; puis les mandolines, violons et guitares, et ensemble « pop » habituel.
C’est la gaida, ou cornemuse méditerranéenne, qui ouvre l’album dans une évocation assurément orientale. Et c’est de la mer dont il est question ici, comme à la fin de l’album : la mer, ce bassin clos, la « fosse liquide » (Jacques Huntzinger). Qui sont-ils les pécheurs du titre éponyme, ces êtres perpétuellement tirés par le commandeur vers l’eau et son ailleurs ?
Ces êtres toujours en partance dont le poète se sent proche, mais qu’il ne peut égaler. Il les installe alors à sa table, histoire d’avoir un plan commun, un même appui où s’appuyer.
E a ‘ste panse veue cose che daià
cose da beive, cose da mangiä
frittûa de pigneu giancu de Purtufin
çervelle de bae ‘nt’u meximu vin
lasagne da fiddià ai quattru tucchi
paciûgu in aegruduse de lévre de cuppi
E ‘nt’a barca du vin ghe naveghiemu ‘nsc’i scheuggi
emigranti du rìe cu’i cioi ‘nt’i euggi
finché u matin crescià da puéilu rechéugge
frè di ganeuffeni e dè figge
bacan d’a corda marsa d’aegua e de sä
che a ne liga e a ne porta ‘nte ‘na creuza de mä
E a queste pance vuote cosa gli darà
cose da bere, cose da mangiare
frittura di pesciolini, bianco di Portofino
cervelli di agnello nello stesso vino
lasagne da tagliare ai quattro sughi
pasticcio in agrodolce di lepre di tegole
E nella barca del vino ci navigheremo sugli scogli
emigranti della risata con i chiodi negli occhi
finché il mattino crescerà da poterlo raccogliere
fratello dei garofani e delle ragazze
padrone della corda marcia d’acqua e di sale
che ci lega e ci porta in una mulattiera di mare
Et à ces ventres vides que donnera-t-il ?
Des choses à boire, des choses à manger
Friture de poissons, blanc de Portofino
Cervelles d’agneau cuite dans le même vin
Lasagnes à couper, aux quatre sauces
Pastis aigre doux de lapin des toits (=chats)
Et dans la barque du vin nous naviguerons sur les écueils
Emigrants du rire, des clous dans les yeux
Jusqu’au moment où l’aube aura cru assez pour qu’on puisse la cueillir
Sœur des coquelicots et des filles
Chef de la main-courante pleine d’eau et de sel
Qui nous lie et nous porte dans une crêuza de mä
Et si le texte évoque aussi cette descente inexorable vers le rivage (les crêuze, ce sont ces ruelles typiquement ligures, ou muletières, qui lient cet région montueuse à la mer), la dernière chanson, Depuis ma rive questionne cet écart, cette distance, cette mer qui peut séparer, aussi.
D’ä mæ riva
sulu u teu mandillu ciaèu
d’ä mæ riva
‘nta mæ vitta
u teu fatturisu amàu
‘nta mæ vitta
Dalla mia riva
solo il tuo fazzoletto chiaro
dalla mia riva
nella mia vita
il tuo sorriso amaro
nella mia vita
Depuis ma rive
juste ton mouchoir clair
depuis ma rive
dans ma vie
ton sourire amer
dans ma vie
Ce site unique au monde (au-delà du spot de biodiversité), opressé par le destin, et arrangée dans dualité (plus que la binarité) du rythme local. Le soleil de Meursault. La violence. La nuit cannibale. Les conflits armés. La guerre incessante. Sidon, ville libanaise, incarne cette violence. La ville phénicienne qui, selon de Andrè, a été la plus grande nourrisseuse de Méditerranée, qui nous a cédé l’alphabet et le verre, attaquée en 1982 par Sharon, n’est plus que ce couple, père et enfant « dents de lait » et « caillots de sang »
U mæ ninin u mæ
u mæ
lerfe grasse au su
d’amë d’amë
tûmù duçe benignu
de teu muaè
spremmûu ‘nta maccaia
de stæ de stæ
e oua grûmmu de sangue ouëge
e denti de laete
e i euggi di surdatti chen arraggë
cu’a scciûmma a a bucca cacciuéi de bæ
a scurrï a gente cumme selvaggin-a
finch’u sangue sarvaegu nu gh’à smurtau a qué
e doppu u feru in gua i feri d’ä prixún
e ‘nte ferie a semensa velenusa d’ä depurtaziún
perché de nostru da a cianûa a u meü
nu peua ciû cresce aerbu ni spica ni figgeü
ciao mæ ‘nin l’ereditæ
l’è ascusa
‘nte sta çittæ
ch’a brûxa ch’a brûxa
inta seia che chin-a
e in stu gran ciaeu de feugu
pe a teu morte piccin-a
Il mio bambino il mio
il mio
labbra grasse al sole
di miele di miele
tumore dolce benigno
di tua madre
spremuto nell’afa umida
dell’estate dell’estate
e ora grumo di sangue orecchie
e denti di latte
e gli occhi dei soldati cani arrabbiati
con la schiuma alla bocca
cacciatori di agnelli
a inseguire la gente come selvaggina
finché il sangue selvatico
non gli ha spento la voglia
e dopo il ferro in gola i ferri della prigione
e nelle ferite il seme velenoso della deportazione
perché di nostro dalla pianura al modo
non possa più crescere albero né spiga né figlio
ciao bambino mio l’eredità
è nascosta
in questa città
che brucia che brucia
nella sera che scende
e in questa grande luce di fuoco
per la tua piccola morte
Mon enfant mon enfant
mien
lèvres grasses au soleil
de miel de miel
tumeur douce et bénigne
de ta mère
pressé dans la chaleur humide
de l’été de l’été
et maintenant caillot se sang oreilles
et dents de lait
les yeux des soldats chiens enragés
la bave aux lèvres
chasseurs d’agneaux
à poursuivre les gens comme du gibier
jusqu’à ce que le sang sauvage
ne lui a pas coupé l’envie
et après l’acier dans la gorge l’acier de la prison
et dans les blessures le grain vénéneux de la déportation
afin que depuis la plaine et jusqu’au môle
ne puisse plus croître un arbre à nous, ni un épi, ni une feuille
salut bébé l’hérédité
est cachée
dans cette ville
qui brûle qui brûle
dans le soir qui descend
et dans cette grande lumière de feu
pour ta toute petite mort
Et quelle différence ça peut faire, du moment que tout se résout à la mort, comme les vagues meurent sur la plage. De Andrè a toujours aimé les êtres simples, les marginaux, qu’il s’agisse de la petite racaille ou des prostituées…
e questa a l’è a ma stöia
e t’ä veuggiu cuntâ […]
e questa a l’è a memöia
e questa è la mia storia
e te la voglio raccontare […]
e questa è la memoria
ça c’est mon histoire
et je veux te la raconter […]
ça c’est la mémoire
Raconter des histoires, finalement, c’est l’unique chose qui reste à faire, et c’est peut-être aussi ça le drame de la Méditerranée, cette impossibilité de sortir du mythe, de la légende ou du récit. C’est une mer qui se raconte, perpétuelle.
C’est une mer narratrice. Ulysse ou Shéhérazade nous le montrent si simplement, si évidemment…
intu mezu du mä gh’è ‘n pesciu tundu
che quandu u vedde ë brûtte u va ‘nsciù fundu
intu mezu du mä gh’è ‘n pesciu palla
che quandu u vedde ë belle u vegne a galla
in mezzo al mare c’è un pesce tondo
che quando vede le brutte va sul fondo
in mezzo al mare c’è un pesce palla
che quando vede le belle viene a galla
au milieu de la mer il y a un poison rond
quand il voit une fille moche, il se cache au fond
au milieu de la mer, il y a un poisson balle
quand il voit une jolie fille, il monte à la surface
Se rassurer, se mesurer, se ramener à ça, aussi crûment que possible, c’est bien la tâche que s’est fixée l’aède, le poète qui ne parvient pas, étrangement, à s’élever plus haut que ses personnages ou ses évocation — on ne le souhaite pas. L’autre disait se infundo a e brasse nu gh’ò ë män du massacán / e mi gh’ò ‘n pûgnu dûu ch’u pâ ‘n niu (se in fondo alle braccia non ho le mani del muratore / e ho un pugno duro che sembra un nido | si au bout des bras je n’ai pas de mains de maçon, | j’ai un poing fermé on dirait un nid), il se rassérène à sa manière, par cette pirouette, cette posture, cette position qui fait le caractère, le sang et la peau, de ces putes (nombreuses à GEnova) qui font le grain, le toucher, le sensible de la ville.
Ma seu Jamin-a
ti me perdunié
se nu riûsciò a ésse porcu
cumme i teu pensë ?
Sorella mia Jamina
mi perdonerai
se non riuscirò a essere porco
come i tuoi pensieri ?
Ma sœur Jamina
me pardonneras-tu
si je ne parviens pas être sale
comme tes pensée ?
Alors oui, foutu métier. Foutu métier que de chanter la mer, le port, les femmes et la racaille. Foutu métier que de chanter.
Che belin de lou che belin de lou
Che cazzo di lavoro che cazzo di lavoro
Il y aurait bien sûr la langue, cette langue génoise, pour répondre | au désir | de cette petite odyssée…