Le 12 juin dernier, j’étais à Chamonix, riante cité alpine pour ne pas dire cristalline, avec l’ami Luc Garraud, à qui j’avais demandé de m’accompagner dans cette aventure, pour parler, avec d’autres, et sur invitation de la Mél, du lien entre réchauffement climatique et littérature.
Nous avons très vite évacué le mot de réchauffement climatique, qui avec quelques autres concepts, tels que développement durable, transition écologique, érosion de la biodiversité, écoresponsabilité, sont des termes qui nous paraissent distraire le débat, nous empêchent de penser convenablement, en somme, nous dévieraient du chemin déjà ardu que nous devrions parcourir pour élaborer une amorce de réflexion sur le thème plus général (et non moins généreux) du lien entre nature et poésie. Puisqu’en somme c’est de cela qu’il s’agit.
En un sens, il y va d’une espèce d’herméneutique à construire, au sens où l’entendait peut-être Martin Heidegger, et où l’objet ne serait plus la phénoménologie mais l’écologie. Dans les deux cas, nous le verrons bientôt, la métaphysique n’est jamais loin, et ce n’est pas parce que nous prétendons recourir à la science objective que notre argumentaire n’est pas empreint d’éthique sinon de morale, de téléologie sinon de théologie (cela me fait songer à la matière élaborée par Hans Jonas sur la catastrophe, qui ne saurait être pour nous un horizon convenable).
Disons-le tout de suite : ni Luc ni moi ne croyons beaucoup à l’écologie politique pas plus qu’à l’espèce de ronron sur l’écologie qui anime à présent bien des débats de nos sociétés occidentales. Pourtant nous travaillons tous deux « dans » l’écologie. Alors comment faire ?
Avant toute chose, le lecteur, le curieux, pourra lire le texte que nous avons proposé, Luc et moi, qui s’intitule Le retour de la tourbière basse alcaline. Au texte que le lien désigne, j’ai ajouté ce petit apostille, qui n’engage sans doute que moi, mais qui précise certaines choses que le ton ou la poésie du texte ont probablement masqué aux auditeurs.
A la lecture de ce texte et de ceux des collègues invités, une discussion avec le public s’ensuivit, qui à mon sens a révélé bien des malentendus non seulement sur la nature et la fonction de l’écologie, mais aussi sur l’interprétation ou l’invention de la nature, mais enfin sur le propos et la forme de l’œuvre d’art, en particulier l’œuvre d’art littéraire1.
Les malentendus peuvent être rassemblés en quatre ensembles au moins :
1. Sur la notion de nature Le sujet est passionnant, mettons, la représentation de la nature dans les arts et en particulier dans la littérature. C’est un sujet : il nous permet de voir de quelle manière l’œuvre d’art peut « rendre » un effet de nature, mais aussi quelle idée de la nature on peut connaître de l’époque où elle est rendue publique. Mais dans tous les cas nous nous heurtons à une difficulté cardinale qui est la définition du mot même de nature. Qu’il s’agisse de la nature vierge ou sauvage, de la nature opposée à la culture, de la nature du naturalisme, ou de la nature synonyme de paysage, de biosphère, de réel ou de Gaïa, force est de constater que la polysémie du mot, son usage et son âge, et sa plasticité ne facilitent pas la compréhension et le la discussion. Aujourd’hui encore, il n’y a pas de d’acception universelle et partagée, et tous les sens peuvent, à un moment où l’autre, se chevaucher ou au contraire s’opposer. On peut néanmoins souligner que l’idée collective de nature oppose très souvent l’espace sauvage et le monde de l’homme : il en va ainsi de l’environnement (ce qui entoure l’homme précisément), ou du « dehors », du « sauvage » ou du « vierge », en tant que séparé de l’action et de la l’influence de l’être humain. Ceci persiste alors même que l’homme est sans cesse désigné comme le principal agent de la corruption, la destruction ou l’altération des êtres, des dynamiques, ou des équilibres naturels. Il y a là au moins deux pièges qu’il s’agit d’éviter si l’on souhaite réellement aborder les questions relatives à l’écologie (de manière générale). Le premier est qu’une telle vision qui oppose l’homme à la nature, malgré une louable attention à cette dernière, traduit le plus souvent un anthropocentrisme qui cache difficilement l’élection de l’espèce humaine parmi toutes les espèces du vivant (et du non-vivant d’ailleurs), et donc, par contrecoup, leur nécessaire soumission ; un deuxième problème, parfois corollaire, apparaît dès lors que l’on cherche un responsable aux dérèglements de la nature, à savoir l’homme : on glisse alors de la sphère de l’écologie à celle de la justice dans un geste qui, comme c’est d’ailleurs toujours le cas, abandonne l’éthique (que je résumerais ici en l’acceptation de la mort dans le vivant) au profit de la morale (qui se traduirait par l’édiction d’un bien, sous-entendu de la nature, et d’un mal, sous-entendu de l’espèce humaine). Ces deux dérives sont liées, évidemment, et pourraient même être naturelles, sans mauvais jeu de mot, si ceux qui les portent ou propagent plus ou moins consciemment considéraient de manière claire : 1. que le monde est clos, pour paraphraser une nième fois Michaux, et qu’il apparaît illusoire de considérer que le destin de tout ce qui le peuple ne soit pas irréfragablement, irrévocablement lié ; 2 que, dans le même temps, tout ce qui passe par le filtre de la pensée symbolique (en particulier lorsqu’elle se structure dans le langage), qui est l’apanage de l’espèce humaine, l’isole tout aussi immanquablement, le sépare irrémédiablement du reste du monde, et lui confère cette faculté d’influer plus ou moins volontairement sur le cours des choses.
2. Sur le rôle du citoyen, et la moraline distillée par l’écologie : du surmoi au bon sens. L’un des écarts les plus perceptibles est celui qui existe entre l’idée de nature/écologie qu’on croise en particulier dans les médias, et la réalité scientifique ; malgré les efforts d’éducation populaire que font certains naturalistes et certains pédagogues, beaucoup de choses restent inaccessibles au commun des mortels, mais c’est encore plus fort, plus vrai pour l’écologie. En premier lieu on ne peut que regretter que l’écologie, en tant que science désormais bien rodée, ne soit pas enseignée (au collège, au lycée et pourquoi pas à l’école primaire où pourtant on trouve dans les programmes le plus de concepts de l’écologie dans les sciences), alors même que les concepts qu’elle façonne sont largement moins abstraits et difficiles que ceux des mathématiques ou de la physique. On remarquera aussi que jusqu’à très récemment l’écologie dite politique avait plutôt tendance à asséner des généralités sur le nature ou les écosystèmes ou les espèces, que les véritables objets de la science écologique (le cycle du carbone ou la biodiversité commencent à pointer des choses plus concrètes que le penser global-agir local ou le tri des déchets).
Le problème ici encore est double : il y a une morale de l’écologie liée à la représentation de la corruption de la vie dans le monde (qui conduit à la mort, sans doute la réalité la moins intégrée par l’inconscient sociétal), et cette morale, niant la mort, en vient par ricochet à surprotéger la vie ; et, liée à la morale, il y a une lecture perverse du rôle de l’espèce humaine, vue alors comme le grand corrupteur. Tout ceci étant propulsé, encouragé, par le monde capitaliste dans lequel nous vivons, où la mort, mais donc la vieillesse, la maladie, l’accident, le risque sont niés (les expériences inhumaines de Google en attestent).
On en vient ainsi à déplacer le discours sur l’écologie, et en tout premier lieu les objets de l’écologie : les espèces, les habitats, les cycles, etc., vers une ensemble de règles ou contraintes directement encapsulées dans le surmoi collectif. Il semble que, malgré le grand déballage d’idées écologiques dans les médias, l’accès à la nature devient de plus en plus problématique pour une population mondiale dont une partie n’a que faire du luxe de la protection de la nature, dont une autre partie, en partie recouvrante, habite en ville (la moitié du monde depuis 2007 environ), et que par conséquent la connaissance (et la familiarité) des espèces (par exemple) est moindre qu’il y a quelques décennies. Si peu de gens sans doute étaient au fait des évolutions de la classification, nombreux étaient ceux qui savaient distinguer d’un hêtre un charme, connaissaient et reconnaissaient la fleur de la carotte, savaient distinguer l’ail des ours édible du muguet toxique, ramassaient des champignons, savaient nommer un certain nombre de mammifères, d’oiseaux, de poissons… A quoi s’ajoute, paraît-il, une grande mélancolie de nature, conséquente de cette éloignement, ayant jusqu’à des effets pathologiques.
Si l’on parle d’écologie, aujourd’hui, c’est souvent en théoricien, mais en théoricien généraliste.
3. Sur la nature dans le texte. Une autre dimension de la question concerne l’expression des choses naturelles dans le texte littéraire. Comme on vient de voir, une certaine connaissance naturelle des éléments naturels s’étant, semble-t-il, émoussée ou effilochée, l’usage de ces éléments naturels peut être là encore sujette à caution. Il s’agit bien de distinguer deux choses : ou bien on a besoin d’éléments naturels pour décrire, par exemple, des états d’âme, auquel cas un lac suisse, une plage bretonne seront tout aussi parlantes qu’une forêt de montagne. Et peu importe (au récit, à son décor ou à ses paysages) qu’il s’agisse d’une pessière plutôt qu’un mélézin, ou d’une forêt de l’étage du chênes ou de l’étage du charme. Ou bien on souhaite utiliser des mots du vocabulaire botanique ou zoologique ou des habitats, parce que la forme en question le demande, et alors il est beaucoup plus étrange de confondre les arbres, de placer des bouleaux nains à Nîmes ou des palmiers à Lons-le-Saunier (sauf dans le cas où ce sont les mots qui sont en jeu, et non les réalités qu’ils représentent, comme dans une certaine poésie par exemple). Cela peut paraître tatillon, mais c’est la même chose si l’on parle de tomates à Paris au XIIe siècle, ou de girafes dans l’Atlantique nord, de dauphins dans la désert de Gobi. Ou bien, sauf toujours dans le cas où la forme en question le réclame, de parler de mails à Pompéi, de triclinium à Wall Street.
Il se trouve que le vocabulaire des sciences de la vie est non seulement immense, voire infini 2, mais il est de plus souvent peu technique, ou peu techniciste, il utilise souvent des mots simples, déjà entendus 3.
Aussi ne peut-on qu’avoir confiance en l’écrivain pour choisir, avec le savoir-faire qui le caractérise, les mots pour le dire…
4. Sur le lien entre littérature et politique ou littérature et engagement. En passant du texte à son intention, on passe également dans un domaine plus abstrait mais non pas moins général, qui concerne l’écologie mais aussi tous les domaines qui concernent de près ou de loin la société.
On me demande si la littérature peut porter un discours écologique, au sens où la littérature pourrait faire passer un certain nombre d’idées qui permettent d’améliorer les choses. Je réponds très fermement non. Non, la littérature n’a certainement pas vocation à transmettre des idées qui seraient, par ailleurs, orientées d’une manière ou d’une autre. Pour ce qui me concerne je ne crois pas que la littérature puisse, de quelque manière que ce soit, prétendre à être engagée (politiquement ou autre). Pour la simple raison que, pour ce qui me concerne, et j’insiste sur le fait que c’est mon opinion personnelle, et que tous les écrivains sans doute ne la partagent pas, pour la simple raison qu’on ne saurait assigner à quelque place que ce soit la littérature, qu’il apparaît illusoire de faire de la littérature, qui est précisément ce qui échappe à toute assignation, qui est précisément, pour reprendre une fois encore les mots de Maurice Blanchot, ce qui remet tout en question y compris elle-même. C’est une idée qui a peut-être quelques racine romantique, avouons-le, mais c’est aussi l’unique possibilité pour nous de garder intacte la littérature en tant qu’art : pour conserver sa capacité de tout dire, son caractère exclusif, éventuellement transgressif (même si ce n’est pas ce que quoi j’insisterais en premier lieu), mais surtout pour lui permettre de rendre compte de tout (et de rien), d’aborder tous les sujets, de ne s’autoriser aucun censure possible, il est fondamental de ne pas la mêler d’une manière ou d’une autre à des compromissions factuelles.
L’un des auteurs présents, Emmanuel Venet, a expressément cité Albert Camus, qu’on ne peut taxer d’indifférence politique, pour qui seule l’esthétique de l’œuvre, seule la forme est en mesure d’exprimer des convictions. Pour ma part je suis revenu sur le travail d’Antoine Volodine qui, de tous les auteurs évoqués dans la soirée, m’est apparu celui qui parvenait au mieux à la représentation de la nature et à l’engagement politique, et de cette seule manière possible : donner le crédit à l’œuvre même, à la littérature, et ne s’appuyer jamais que sur la forme, non pas comme contrainte extérieure au propos (à la conviction) mais comme unique conséquence possible qui lui convienne4.
Volodine disait quelque part (dans La Femelle du Requin je crois) qu’il avait trop de respect pour la politique pour penser que la littérature puisse interférer avec elle.
Ceci ne signifie absolument pas qu’à travers un texte littéraire ne passent évidemment aucunes conceptions du monde, ni même aucune politique (de la part de l’auteur comme de la part des personnages), mais alors il faut prendre conscience du retournement que cela implique.
Volodine, dans le même entretien disait d’ailleurs que ses personnages, bien au contraire, parlaient une idéologie. Sans concession, sans dissimulation. Mais ce n’est pas cette idéologie qui vient contraindre la forme. Bien au contraire. Lorsqu’il parle de nature, Antoine Volodine, il n’a guère besoin de « faire l’écologue » ou l’expert botaniste phytosociologue : il est écrivain et il se sert des mots. On voit mal de plus évocatrice atmosphère de taïga comme dans Terminus radieux ? Tous les noms de plantes sont imaginaires.
Pour terminer, je ferai trois remarques à valeur d’illustration plutôt que de conclusion. Je viens de terminer un fort volume d’un épistémologue relativement marginal dans son domaine, à savoir la biologie : André Pichot, Histoire de la notion de vie, en 1992. Pichot est mal vu parce qu’il s’oppose de manière assez argumentée à certaines dérives actuelles de la biologie, notamment de la génétique qui a pris toute la place non seulement de la technique mais encore de la pensée : il reproche essentiellement à la biologie contemporaine d’évacuer à proprement parler le problème de la vie (qu’est-ce que le vivant) pour ne réduire l’être-vivant qu’à une version actuelle de l’animal-machine issu de Gallien et consolidé par Descartes. Il apparaît qu’il est très difficile de sortir de ce schéma aujourd’hui, et l’on voit bien que toute le non-dit de l’époque (quelle est l’impulsion ou l’étincelle première ?) s’est transféré sous une forme particulière (négation de la mort/dégradation de l’espèce humaine) non moins moralisante.
La deuxième remarque porte sur les différents niveaux d’intégration du texte, vieille scie que j’avais imaginée, il y vingt ans, dans un texte critique inédit Maison maudite5 ! : le texte était entendu comme composé de différents éléments, organites structurés entre eux à la manière de poupées gigogne ou plus justement des corps organiques, et ces niveaux entretenaient des relations (d’écho, de dépendance, d’échange, etc.) entre eux (de la lettre à la phrase, au récit, à l’œuvre, etc.). Cette micro mais arrogante théorie me revient à l’instant, car il y a une certaine similarité avec la vison que j’ai de l’écologie, depuis la cellule jusqu’à l’écosystème, des structures formelles complexes et autoportées (si j’ose dire) en relation permanente, mais, de fait, avec la notion de vivant telle que présentée à la fin de son exposé par Pichot.
Eh bien une telle version de la littérature (pour naïve ou faiblarde qu’elle soit) est en elle-même un discours sur la nature ou un discours avec l’écologie : on n’est simplement passé d’un niveau d’intégration à un autre. C’est un autre aspect du problème (les échos entre les textes, qui sont la matière de l’inquiétude littéraire). Un aspect mineur, d’ailleurs, car si l’on sort du champ esthétique, on peut également très bien constater l’état du monde et convenir que les problèmes de la nature sont d’abord ceux qu’induisent nos choix politiques, et en particulier notre mode de vie capitaliste, dont les premières victimes ont toujours été, sont et seront (j’insiste beaucoup, et ailleurs, sur cette commuanauté société/écosystème) les chaînes sociales et les chaînes écologiques.
- Sur ce point en particulier, je ne me lasse pas renvoyer au texte également coécrit, cette fois, avec Gilles Amiel de Ménard, Les ressorts objectifs de la création. ↩
- Voici par exemple un extrait de la lettre M d’un d’index de plantes communes ; des mots vieux, des mots déjà usés par la langue et que tout le monde connaît, sans toujours bien savoir ce qu’ils désignent : Mâche, Maceron, Macusson, Marisque, Marrube, Matricaire, Mauve, Mélampyre, Mélilot, Mélique, Mélisse, Mélitte, Menthe, Mibore, Millepertuis, Millet, Mimule, Minette, Molène, Molinie, Montie, Morelle, Mouron, Moutarde, Muscari, Myosotis, Myrrhe (la), Myrte (le)… ↩
- Autre exemple, les parties de la fleur : corole, calice, étamine, filet, style… ; autre exemple les mots de la rivière : étiage, lit, nappe, berge, lame d’eau, courant, turbidité, vase…, etc. ↩
- Il y a des choses que je ne sais pas décrire ; par exemple le fait qu’un phénomène interne à un corps produise des manifestations externes précises : je ne sais pas comment dire. Par exemple la lave est une manifestation de la pulsion magmatique de la terre ; mais c’est pareil pour des boutons de fièvre… Eh bien la forme artistique est comme l’expression en acte et en monde du propos artistique. ↩
- C’était mon mémoire de maîtrise, sur Borges, Calvino et Michaux. ↩