D’aussi loin que je me souvienne, je vois les rayons, les étalages, les gondoles chargées de produits. D’aussi loin que je me rappelle je vois la grande surface, le Rond-Point de Montélimar.
Je crois que je ne suis pas né. Qu’on m’a trouvé là. Qu’on m’a acheté là.
Des heures passées, et puis des effondrements. Après l’école on y allait, on y restait, on y mangeait. Je me rappelle un soir, devant mon steack frites déjà froid, le charriot qui patiente à côté de la table dans la cafétéria, je fonds en larmes.
Trop de gouffres creusés par la petite cuillère, comme dans la glace qu’on s’enfournait. On enfournait du vide, du fondu.
Comme à chaque fois, j’avais participé, consentant, au grand bal, avec l’achat récurrent du jouet ou de la bande-dessiné, de la carotte en somme qui rendait permissive cette virée dans un désert de familles.
Puis les bornes, à refaire dans l’autre sens, et arriver mort à la maison, entre trois télés qui gueulent, dans une cuisine glaciale aux accents cramés.
Avec des milliers d’enfants et d’adolescents envenimés par la nostalgie coupable d’un autre temps, la génération des baby-boomers nous avait mangés, avalés, digérés, et ce n’était qu’un long spasme ces pleurs cette angoisse, comme une truite arrachée à l’eau, pendue à l’hameçon, suffoque.
On cherchait l’étincelle. On aurait foutu le feu. The wall, bien sûr, avait nourri l’espoir d’une rébellion, mais on était trop timoré, trop déjà coincés dans les cars les horaires les activités du mercredi au samedi et l’école et puis nous-mêmes, qui nous encombraient.
Puis est arrivé Nirvana. Nirvana qui, à la manière des Beatles ou des Sex Pistols, se dressait comme un arbre devant une forêt de noms plus ou moins obscurs, plus ou moins talentueux : Pearl Jam, The Smashing Pumpkins, Soudgarden, Mudhoney, etc.
C’était à nous, pour nous. Plus les rengaines que les précédents avaient trahis en bouffant leur soupe et leur chapeau.
Ils n’y comprenaient rien, alors même que c’était la même chose. Les grands frères aussi avaient eu leur punk, mais MTV avait été plus fort. Du reste, l’essentiel du punk, Wire, The Fall, Siouxsie, sont passés totalement inaperçus chez nous, et ce n’est que bien plus tard que je les découvrirais, aiguillé par le minimalisme de Nick Cave ou de Polly Jean Harvey.
Pour l’instant on n’avait que le grunge, auquel on ne croyait guère, et la nouvelle révolution d’après, incarnée par Beck et Björk, n’était pas arrivée.
Avec Nirvana, on a senti cette contestation viscérale et ça nous a porté jusqu’au bout du lycée, en apnée, en figure libre. Pas politique pour autant, on n’accrocherait que plus tard du sens et des mots aux bannières de Rage Against The Machine. Mais là encore, il aurait fallu un épisode de hip-hop, qui serait, malgré la lointaine généalogie, tout autant nécessaire.
Nirvana irait vite, on le savait, et quand parut le second album très attendu, parce qu’attendu en conscience (et pas tombé sur le coin de la gueule), on n’a pas été déçu.
Et chose étonnante, ce brûlot dézingué et bruyant était non seulement beau, mais doté d’un violoncelle, et on se disait : ces types ont quelque chose.
Pour une fois, on avait un truc à déchirer.
Comme d’habitude, on dansait nus devant les miroirs cette foutue musique à fond.