De petites frappes, des types malingres et émaciés, de petits cons, des bouseux, à peine débarbouillés de lait, et tout crottés de purin et de paille ; voilà ce qu’on était.
Un alliage friable entre pseudo bourgeois décatis et ex paysans dévoyés, un habille mélange entre ouvrier rural, néorural, grande famille rurale — et même nos villes était rurales.
Dans notre genre oui, on était presque punk (savoir si presque équivaut à déjà-plus ou pas-encore), c’est-à-dire qu’on passait l’ennui dans la destruction du mobilier urbain, on volait, on se branlait et on jouait de la musique — assez mal.
Il faut imaginer notre rébellion non pas comme un projet structuré de renversement de quelconques valeurs, mais comme distraction éruptive des espaces et des heures longues. On picolait et fumait (on jouait mal de la musique), sans être capable de rendre cette énergie dans un truc potable — on n’avait rien à faire, on s’emmerdait grave.
Il faut dire deux choses : des parents tantôt nés trop tôt pour supporter 68 et en transmettre ne serait-ce qu’une valeur, et dévolus de fait au consumérisme ambiant (ah les grandes surfaces) ; tantôt nés trop tard pour saisir de la même époque le jus épaissi dans la culture (sinon la politique) et passés du côté des yuppies, mais nostalgiques, devenus journalistes, penseurs, élus : l’élite en somme.
Et puis deux dimensions apparues entre-temps. Le SIDA qui nous a totalement mangé nos aventures sexuelles (dans la grande majorité) et le modèle marchait et se reproduisait : couple, couple, couple. Le discours répressif et culpabilisant sur les drogues : cigarettes exclues des lycées puis des bars, alcool, et autres stupéfiants plus ou moins radicaux, plus ou moins audacieux.
(En France toutefois, l’alcool n’était pas si rare, et bien sûr l’unique exutoire pour le vide qui nous animait : Malibu, Picon-bière, tequilas frappées, voilà du beau programme.)
(Je ne veux pas dire que nous manquait l’anarchie à notre bien-être spirituel ; je veux dire qu’il n’y avait plus de valeurs ou de slogans tout du moins qui puisse cristalliser notre colère mêlée de romantisme et de sens de l’absurde. Tout ce qui nous hantait était conjugué au passé : Camus, le rock’n’roll, le Black Power ou la Révolution russe vus rapidement en classe, ou même la résistance. On n’avait pas d’idéal — et on mangeait des pommes.)
C’étaient les montagnes toujours trop loin, les autocars nocturnes qui ne parvenaient pas à se défaire de leur odeur de clope froid et de gazole, la hantise du samedi après-midi, précédant la hantise du dimanche soir, précédant la hantise du lundi matin ; c’était surtout la meute, nous on était cinq, bien décidée à en découdre, mais avec aucun truc à découdre, au fond, sinon le pull-over aux couleurs dégueulasses de notre perpétuel ennui.
Il n’est pas normal que l’on découvre le post-punk à 35 ans. Nous qui étions tellement avides et tellement curieux ! En lisant le beau livre de Simon Reynolds paru chez Allia, Rip it up and start again !, dès l’introduction, on relève exactement ceci : qu’une génération de nouveaux auditeurs a vu le jour, sans aucune connaissance de l’existence de ce proto-mouvement. Il ne faut pas beaucoup de temps pour que l’oubli devienne absence. Et nous sommes passés, loin, dans nos provinces rurales, comme partout ailleurs (UK, USA, Europe et tout le reste de la machine Occident, clinquante et à présent grippé), de lui.
Quand on découvrait un disque, c’était les Floyd ou les Stones, pas de quoi effaroucher un Hobbit.
Le punk était passé sans qu’on n’en sache rien. Et il s’était passé sans nous. Alors le post-punk !
Je me rappelle d’un professeur, à la fac, qui s’échinait à faire de Rousseau un pré-Romantique. Je m’étais longuement disputé avec elle (en vain) sur le fait que telle dénomination était aussi impropre qu’absurde. Dans mon esprit il ne pouvait (il ne peut) y avoir de pré et de post, chaque chose venant non seulement au moment voulu mais encore en écho à tout le reste, dans la plus belle tradition du lir&crir que je ne m’étais pas encore formulé à l’époque.
De la même manière, si c’était possible, je répudierais volontiers le terme de post-punk, comme aussi ceux de lo(w)-punk, de new-wave, de no-wave. Tant que ces “mouvements” se définiront en opposition (temporelle, ou de qualité, ou de quantité) à d’autres mouvements plus ou moins contemporains (il n’y a pas de contemporain), il ne parviendront pas à s’enraciner dans les cultures. Il n’y a pas de low vs high, de new vs old ou de no vs yes. Il faut oublier cela. Alors comme appeler la new-wave/post-punk ?
Le punk a déjà assez souffert de s’ériger en opposition au rock’n’roll officiel (et particulièrement au rock dit progressif) pour ne pas paraître suspect (surtout qu’il est exactement la même chose).
La clef est peut-être à chercher dans le vraies origines de cette musique : à savoir non pas du côté de l’avant garde, mais plutôt de la musique (ou de la culture) populaire. Mais là encore on risque de tomber dans le travers de de l’anti-(bourgeois/valeurs/consumérisme/capitalisme/élite).
Peut-être qu’après tout la musique, la culture, n’est qu’un éternel mouvement de balancier entre forces antagonistes. Peut-être qu’après tout c’est simplement ça, le rythme, la pulsation binaire silence/son, et l’infatigable questionnement sur la présence de quelque chose plutôt que rien. Je n’en sais plus foutre rien.
Pour le punk il y avait Anna.
Et sa grande sœur, Alice. Dans l’un des ces bus matutinaux et honnis, celle qui avait été ma première amoureuse à l’école primaire, et de laquelle je m’étais peu à peu éloignée, pour cause de parcours secondaires différents (je crois qu’elle était interne, moi non), Anna donc, tenait en évidence quelques disques vinyles, dont le premier était London calling ! de Clash.
Jamais écouté, je le connaissais pourtant, grâce aux numéros spéciaux de Rock’n’Folk déjà évoqués, les 250 Meilleurs disques, un truc dans ce genre. Je connaissais d’ailleurs à peu près tous les noms et toutes les magnifiques couvertures de ce numéro, avec une répulsion affichée comme posture pour nombre d’entre eux. En particulier, la plupart des années 80 m’avaient échappé.
= vs ?
Voilà ma seule incursion dans le punk à cette époque : quelques bribes de paroles au milieu d’un car nocturne à l’heure où les rêves se nouent aux peurs à venir du jour, avec un ex petite amie et entre deux cigarettes qui impressionnaient plus par l’odeur âcre et fétide qu’elles imposaient à tous qu’aux rêveries qu’elles pouvaient déclencher.
Il aurait fallu encore quelques année pour vraiment mettre un tel disque sur la platine. Et c’était le plus important (ou le plus bruyant) d’entre eux : Nevermind the bollocks.
Malgré l’épaisseur du son, que je trouvais très plaisante, j’ai été tout de suite déçu. Déçu, oui, car moi j’étais parti sur des sons aussi durs à travers les Stones, et je trouvais (par exemple) que Some girls ou Dirty work[1]. En somme, je trouvais qu’ils n’inventaient rien du tout, ces soi-disants anarchistes, et qu’il reproduisaient une musique tout à fait assimilée par tout le monde. Et c’était le cas — je veux dire, à l’époque je n’avais pas pris conscience de combien ce groupe avait été un artefact créé de toutes pièces… mais encore moins de ce que Reynolds présente bien en introduction de son livre et au-delà : que le punk est quasiment mort-né. Que lors de l’enregistrement de cet album, la plupart de ses ouvriers, anglais et américains, avaient continué d’aller voir ailleurs.
Une belle arnaque, le punk, voilà ce que je me suis dit, oui ! Je trouvais par exemple les Stooges beaucoup plus virulents et, plus violente encore, l’orgie sonore du MC5.
Ce n’était d’ailleurs pas un hasard que le mouvement dit post-punk, trouve son inspiration également chez ces musiciens, aussi bien que chez certains groupes progressifs ou alternatifs comme Captain Beefheart ou Can.
J’ai donc envoyé tout cela aux roses, et ç’a été le moment d’aller voir ailleurs (comme dit Denis Hopper dans un quelconque documentaire : « Je suis monté sur la colline… pour voir venir… »), et moi ç’a été le jazz. Par exemple. Ou la musique contemporaine. Là encore vers des extrêmes : les plus rêches de Coltrane, Mingus, Shepp ou Coleman / les plus cinglants de Schnittke, Szynanowski, Górecki, Johnston, Reich, etc. (le tout cristallisé dans cette usine à sentiments qu’est le Kronos Quartet).
Malgré leurs vêtements ici, on sentait, nous, que c’est là que se tapissait l’énergie qui avait tant manqué aux “eighties”.
Il fallait donc une sacrée dose d’espace, des pilules d’intensités, pour me remettre un son “rock” dans les oreilles. Et ça a mis le reste du temps. Bien quinze ans.
Deux facteurs en sont responsables : internet, et le téléchargement illégal qui permet tant de découvertes. Et la rencontre du barbarin loquace, Gilles Amiel, grand connaisseur des musiques mais aussi de leurs interprétations et productions, et cinglé sonore ambulant, en train de monter son studio en Ardèche.
Une première étape a été l’accès — enfin ! — au funk, au vrai bon vieux funk gras et poisseux, celui de James Brown, et de tous ses concurrents et récipiendaires. Le terrain n’était pas vierge, ici, on avait aimé le funk, on l’adorait même. On avait entendu du funk, on s’en était pourléché les oreilles. Mais encore une fois, on n’avait pas accès aux originaux. L’interface là encore, a été un Maître Dévoyé, Prince. Ou plutôt The Artist Formely Known As Prince, ou plus sobrement The Artsit ou Victor. Puisque sa majesté venait de perdre l’usufruit de son propre nom, il se trimballait avec ce surnom TAFKAP, ou ce symbole imprononçable : <-J-0 et la guitare, heu, éponyme, homonyme, sononyme ? A travers ses concerts interminables et les bœufs des “afters”, ou encore à travers le choix des samples qu’il utilisait, tout un continent émergeait. (On pouvait dire la même chose de Beck (Hansen), plus influent encore que tous les martiaux du hip-hop, pourtant fin connaisseurs de bons gros sons).
Avec internet on accédait donc aux grosses machines funk, les plus chromées et les plus crades, les plus vicelardes et les plus classes. Les plus viscérales. (J’y reviendrai dans un prochain chapitre.)
C’est ainsi qu’après avoir toujours creusé un même sillon, usé jusqu’à la tranche, une musique d’os en dépit de peu de moelle, les continents se déposaient, lente sédimentation musicale. Le rock s’était structuré en histoire, le jazz s’enracinait dans le blues, ancêtre commun, et le funk arrondissait tous les angles (ou les accentuait). La musique contemporaine voisinait avec les expérimentations de l’electronica, qui repassait au funk via le hip-hop. C’était un arbre de vie, une phylogénie évidente, devenue évidente grâce à la patience et à la curiosité (les deux principales qualités des hommes), et tout concordait, les musiques s’enchaînaient comme des dominos, et on pouvait enfin accéder à quelque chose comme un patrimoine à venir appelé Musique.
Les ponts se tissaient d’eux-mêmes, les échanges étaient des flux, les sons voltigeait, miroitants; vibrionnant à qui mieux-mieux, ça donne le goût de vivre.
Alors quand on est tombé sur ces types étranges, ces musiques nouvelles qui piochaient à hue et à dia (si j’ose dire) et que des noms, aujourd’hui aussi nécessaires au jour que James Chance, The Residents, Devo, Magazine, Pere Ubu ou Gang of Four sont apparus, ce n’était plus seulement un entrelacs serré s’influences et de relâchements, un treillis épais, une haie vivante de pieux musicaux, mais un monde animé, une signification, un mur d’escalade aux prises avec l’intelligence.
La musique cessait d’être nécessaire ; elle était suffisante (au bon sens du terme), elle coulait de source, et la source était intarissable.
Et le “post-punk” : l’ultime puits où se jeter.
[1] Album pour le moins méprisé et sous-estimé, alors qu’il est tout de même un étonnant témoignage de la vivacité des guitares dans une période troublée (1986) ; mais peut-être est-ce ce qu’on lui reproche ?