La musique, jusque là, c’était la discothèque familiale, à base de Brel et Brassens et tout un tas de bruit environnant. L’important à tenir, c’est qu’on passait nous dans le moment juste de transition entre vinyle et CD. Un certain nombre — dont parents — avaient eux abandonné. La vie, la sérieuse, de l’ouvrier, s’en passe aisément — pour le pinard ou donc la télévision, qui irradie permanent.
La fratrie avait ses balises, on les a appropriées comme langage pour visiter de nouvelles contrées. The Police (mais pas le bon : Ghost in the machine), Queen (?) (Flash Gordon), puis très vite Dire Straits partout. Les cousins offraient les premiers CD (Zappa, c’est quoi ce truc ?) et on se prenait toute l’histoire du rock sans rituel, sans élingue, dans la gueule : chez l’un les pochettes de Supertramp (eh oui) ; chez l’autre Tommy, surtout The wall, en double CD (ils étaient noirs, les disques).
D’ailleurs cette cassette qui traînait (dans la transition, le support roi, potentiel de copie infinie, la cassette audio, à bande magnétique), une cassette commode, dans le boitier de laquelle on pouvait glisser une mélancolie qu’on s’efforçait de construire, pour signifier la colère, et puis aussi des fantasmes, du vacarme et puis des mots, qui s’écrivaient à la plume comme sur la pochette.
Le premier CD que j’ai acheté c’est The Dark Side of The Moon.
On était en cinquième. On était trois à écouter ça. L’un, via son père, néorural, sculpteur. L’autre, par le biais d’un enfant naturel que sa grand-mère hébergeait (un « de l’assistance »), et qui avait opportunément les disques des Floyd (même des trucs improbables comme A saucerful of secret), des bd érotiques (Manara) et un tourne-disque.
On a écouté More comme un Graal. Dans cette période, je découvre sur la pochette de Saucerful, justement, que s’y planque le Doctor Strange des comics de l’enfance. C’était chemin tracé, évidence. (Plus tard j’apprendrai que le même docteur est cité dans Cymbaline, gros morceau du groupe issu de More).
A l’époque, la maison était grande, appartenait à l’usine qui embauchait mon père, et un second appartement était vide depuis des années. Brutti, sporchi e cattivi, on s’est avachi aussi là, et moi l’une des chambres. Je quittais la famille et habitais (m’appropriais l’espace) dans le même temps.
C’était aussi le début se sensibilité à des poésies, celles de l’école peut-être, puis peut-être la friche inquiète avant la philosophie.
C’était 1989, je me rappelle bien la date, moins par l’âge que par des faits d’alors : les Stones publient Steel Wheels et partent en tournée mondiale, de quoi faire un numéro spécial de Rock&Folk, un autre de l’Evenement du Jeudi (première fois qu’on achetait ce truc, bobo avant l’heure). Quelque chose se passe. Patti Smith dans ce numéro dit qu’elle « mouille sa culotte » la première fois qu’elle voit Jagger en concert. Ça émoustille et parle, et offusque et excite.
En même temps, c’est la publication de l’intégrale des single 63-70, et puis on balance tous les albums CBS en pas cher (nice price). Quelque chose chez eux m’attire. Le premier que j’achète en CD c’est Hot Rocks, la compilation Decca. Les cassettes s’enfilent et Sticky Fingers : qui collait tellement à la Provence, à la solitude de ces années dans le sec, et le chaud, et le vaste de la Provence, de la mort qui rôdait et des drogues qui naissaient.
Ardisson propose une interview double de Jagger et Richards. On sent bien le continent immergé, que quelques rides peinent à cacher. On sent le volcan. Ce con propose trois clips : Start Me Up dans le premier concert européen de la tournée (chez les Bataves disait R’n’F), Emotional rescue (!), She was hot. Etrange choix.
En 1989, j’ai 13 ans, il me semblait que d’un coup j’accédais à une propre maturité. On voit qu’il y avait du boulot. On se trimballait les années 80, sur lesquelles on pissait. On n’avait PAS de musique, sinon de la techno et de la dance, 2Unlimited, La Bouche, Indra, ou Technotronic.
C’est ça qui bavait à nos oreilles, et on exécrait joyeusement (aujourd’hui moins sévère : ces types faisaient avec les moyens du bord, et quant à l’entreprise vénale, tout l’industrie du disque en est rendue là).
La seule ressource et unique issue de secours, c’était piller les discothèques moisies des précédents.
On achetait n’importe quoi — en K7. On croyait qu’un disque de Fleetwood Mac de 1989 c’était de la musique ; on cherchait éperdument dans Midnight Oil, INXS ou Eurythmics, la sève du rock, de l’adolescence. Ce n’était que musique de yuppie pour yuppie, enrobée de plages (on disait) et parfois soutenue par batterie électronique trop mal fagotée ; les costumes pastels trop grands ; les horribles coiffures de l’époque. Pas mieux.
On n’avait rien reçu des éclaboussures du punk et du post-punk. On assimilait la New-Wave aux raëliens et aux boîtes à rythme, mauvaise pioche.
On a trouvé au Carrefour d’Avignon une double video-cassette sur l’histoire du rock, pour des soi-disant 25 ans (?). Jagger, Bowie, Tina Turner, Lou Reed, Neil Young, mais aussi Grace Slick, Smokey Robertson ou Jerry Garcia s’expriment, avec Denis Hopper comme narrateur. Extraits de films sur le rock, des extraits de concerts, de clips. Ça part d’Elvis (comme si pas de musique rock avant) et ça va jusqu’aux années MTV (comme si rien après). C’est très américain. Rien de secret là dedans. Rien à choyer.
Mais c’est là qu’on entend parler pour la première fois de Free, Steppenwolf, Creedence Clearwater Revival, Jackson Browne, Duane Almann, Elvis Costello, etc. On n’y parle pas des Floyd. Ni d’Altamont. C’est quoi ce truc ? Le punk se réduit aux Sex Pistols.
Dans le même temps, alors qu’arrive Canal+, qui sera essentiel pour la formation (rock et érotique sans doute aussi), on fête les vingt ans de Woodstock. Il en reste quoi vingt ans après ? Des enseignants abonnés à Télérama. Canal+ propose un documentaire sur le Flower Power. On complète notre catalogue. Il diffusent deux concerts des Stones de la tournée 89-90.
1990 : c’est la fin de cette époque : Roger Waters réalise, avec une équipe bigarrée, The Wall à Berlin. On trouve Cindy Lauper gonflée, et très bandante. On rigole avec le nom de Paul Carrack. On voit The Band, on se demande pourquoi il est allé cherché ces croutons.
1990 : on voit Neil Young tout seul, minuscule, guitare + harmonica, acoustique, pour Nelson Mandela, chanter Keep on rockin’ in the free world. Du cran, et de la sobriété, tout ce qui a manqué dans la traversée 80’s (ah oui c’était peu après le temps de Graceland, de Peter Gabriel et de Johnny Clegg).
On tournait en rond. C’était recyclage permanent du passé. Le rock était mort, il ne branlait plus que son souvenir.
On allait à la médiathèque et on écoutait tout : on s’est forgé en blues, en jazz, en rock 60-70, et aux débuts du world. Les disque valaient 150 francs, jamais on n’aurait pu se les payer. On a grandi dans un désert musical, et on était affamés, avides de musique.
Rappelez-vous qu’on n’avait pas de radio (pas d’émission de radio), d’ailleurs on n’avait plus de poste, c’était trop ringard (RTL/RMC).
On nous avait dit que les disques seraient moins chers. Ils ne le sont toujours pas. Certains ont racheté leur discothèque complète pour rien.
On a accumulé, plus tard, adolescents, les disques, au moins via médiathèques et pompes sur cassettes. Mais on avait peu d’accès. On avait le guide des 300 disques de Rock&Folk (surpris de voir que c’est 1995, je pensais ça bien avant) : on les cherchait tous, on les écoutait tous. Là on est à la ville pour les études, après le Bac. On a donc les disquaires, les derniers du monde.
On s’est refait une santé, on était moins maigres et moins nus, mais on n’avait pas encore accès à la musique : beaucoup de disques inutiles, la FNAC prohibitive et ses “vendeurs” incompétents complet, et puis, malgré nos repaires, des pans entiers manquaient. Jazz et, parmi, free-jazz ; funk et soul, zéro ; punk et post-punk, zéro ; afrobeat, zéro. On allait au concert des Floyd remaniés (et moitié vides) et de Dire Straits (trop-plein). On ne se rendait pas compte du mal qu’ils faisaient, du mal qu’on se faisait. Et puis on a vu les Stones en 1995, oui, à Montpellier, c’est la première fois qu’on y va en grand, on a les Black Crowes qui nous épuisent 2h, et Bob Dylan qui est trop long de 2h. Quand Keith Richards surgit, on est fin cuit. Ces super concerts n’ont pas aidé la musique.
Les âges se mêlent. Dans les années d’avant, on n’avait pas de musique, à nous. On voulait du violent, quelque chose qui effrite la routine, qui stabilise nos peurs (c’était la Guerre du Golfe, j’achetais tous les VSD avec les photo-reportages, ce serait la Yougoslavie aussi). On était donc avides, maigres et nus, et avant la ville il nous fallait encore autre chose… then came Nirvana.
j’adore, faut dire que l’on a passé beaucoup de temps autour d’un verre (d’une bouteille), à discuter de tout cela, j’ en conviens. ton récit et d’excellente précision. et ça fait du bien ! merci ! marquis.
Merci Marquis. J’y pense depuis longtemps, et notre bouteille a transpiré.