Je reçois un mél de Nestor Ibarra, grand lecteur et traducteur de Jorge Luis Borges. Bien sûr c’est en rêve. Il propose des cachets de Viagra (c) et autres bêtises dont nous abreuvent les méls. J’en reçois environ 39 par jour. C’est presque toujours ce chiffre là qui revient.
De même lorsque la SNCF a du retard, remarquez que c’est toujours 29 minutes, la limite pour ne pas vous rembourser le trajet – et encore avec des bons de voyage, ça coûte moins cher).
Ils sont nombreux à m’écrire par mél, je prend les quinze premiers par exemple : Rodrick Cobb, Lucas E. Britton, Graham Yoder, Mercy F. Golden, Womack Anthony, Holloway C. Netty, Candyce Begay, Ted Roth, Jean Ortega, Maldonado O. Maud, Abdul Herndon, Amir Wood, Verna Pickens, Tanner Nelson.
Tous à proposer de grossir le sexe, d’avoir des orgasmes à répétition, du Viagra pas cher ou des Rollex neuves et authentiques. La maladie des spams. Un grand déferlement de textes inutile, que j’imagine personne ne lit et dont personne n’use les liens. J’ai beau chercher où j’ai laissé traîner une adresse sur le net, pas de trace… D’où viennent-ils ?
On peut imaginer alors, nous autres, qui travaillons avec/par/sur le texte, des poèméls, des méls lancés à l’aveuglette vers des destinataires inconnus avec des poèmes, des débuts de récit à poursuivre, des mots, genre d’internet exquis pour tuer le temps, d’ici à ce que le temps nous tue…
On prendrait des noms improbables, tout aussi improbables que les Maldonado O. Maud ou Candyce Begay, ou des noms de personnages : Sorel Julien, Rastignac, Meursaut, Emme, son double, Carlos Futuna, Jorge Luis Borges…
Cela ne servirait pas plus.
On peut même imaginer transférer cette pratique dans le monde réel, envoyer des textes à des noms tirés au hasard dans l’annuaire.
Me rappelle la pratique du don des livres (je ne sais plus le nom anglais), qui consiste à laisser à telle heure un livre sur un banc et ainsi le livre voyage. Me rappelle avoir tenté l’expérience à Paris, laissant le livre n’importe où, les gens me le rendant, « vous avez oublié votre livre ! – Merci… », ou bien lorsqu’on leur tendait directement : « C’est gratuit, c’est pour vous. – Non. »
La peur du don, la peur de se salir, de risquer quelque chose de son intégrité (voire de son hygiène). On donne des Géo sur un vide-grenier. « Prenez Monsieur, c’est gratuit. – Ça va pas non ? Je ne mange pas de ce pain-là, moi » dit l’autre qui s’éloigne en se retournant, comme offusqué
Donner, en ces temps de terreur latente et obligée, est suspect. Donner est susceptible de contaminer ou de faire mal, quelque part. Donner un livre gène, que dire de donner une chanson (de plus en plus les flics me trouvent lorsque je fais la manche pour me dire d’aller voir ailleurs), un coup de main, ou donner son corps.
Seul l’argent préserve du don ; l’argent comme une capote, pour absoudre de l’humain. Passer par l’argent rend de suite l’objet convoité plus propre, désirable, lequel impose un travail psychologique que l’argent répare.
Remarquez bien que moi-même je donne ces textes contre rien, sinon l’anonymat. L’anonymat qui reçoit des spams de fantômes, personnages crées de toute pièce et qui n’existent pas. Ecran solitaire de l’internet.