Ce texte [Acte I, scènes 7] appartient à De par la ville de par le monde, un roman en cours d’écriture, en six actes et soixante-douze chapitres, qui traite de la figure d’Auguste dans l’Empire romain et au-delà, sporadiquement mis en ligne ici… et exposé là.
Une autre aventure doit être relatée, utile à la compréhension de toute l’histoire.
En 48BEC, en pleine guerre civile, Jules César défait Pompée à la bataille de Pharsale ; celui-ci s’enfuit, passe par l’Afrique, l’Asie, Chypre, et arrive à Alexandrie ou il pense retrouver le nouveau pharaon, Ptolémée XIII, fils de PXII qu’il avait hébergé et protégé à Rome suite à de longues révoltes populaires en Egypte, et aidé finalement à remettre sur le trône, notamment grâce à l’entremise d’Antoine (⇒8). Mais Ptolémée veut s’attirer les faveurs du consul Jules et décapite Pompée. La guerre est alors déclarée contre le pharaon, car César règle ses histoire en famille, et lui-même ; il parvient à mettre sur le trône la jeune Cléopâtre VII. C’est une personnage que nous croiserons de nouveau ailleurs (⇒8).
Quoiqu’il en soit c’est lors de ce séjour de 48 que César visite le tombeau d’Alexandre, trônant au cœur de la ville qu’il a lui même fondée grâce à l’architecte Dinocratès de Rhodes (Vitruve ne manque pas d’anecdotes à ce sujet, II préf.). Déjà auparavant, de grandes discussions agitèrent les exégètes pour savoir si oui ou non César s’était rendu sur les ruines de Troie ou plutôt, puisqu’il est probable que non, pour quelle raison Lucain l’a amené là ?
Ce qui est en jeu ici ce n’est pas la vérité historique, ce qui est en jeu c’est l’adéquation entre le réel et ses évènements d’une part et le récit qui en est fait d’autre part ; non pas du point de vue de la fidélité ou de la véracité donc, mais du point de vue (j’en ai bien peur présent, en filigrane, dès l’origine, c’est-à-dire dès l’embryon de déploiement de l’histoire) de la vraisemblance. Vraisemblance d’ailleurs non pas au regard de la science (je dis science car j’ai pensé réel = physique = science) mais de l’herméneutique (le mot que j’emploie pour décrire l’opération : réel < langage > récit). Dit autrement et plus simplement : César, dès l’origine est déjà un personnage (et il le sait). Au-delà des historiens (suivant Hérodote, Diodore, Dion ou Plutarque le savent aussi), la Guerre des Gaules en atteste. On pourra me dire que l’époque reculée augmente l’effet distordant, mais je suppose et affirme qu’il en va tout à fait de la même manière à l’heure de la presse, de la radio, de la télévision, d’internet.
Qu’est-ce qu’un média ? Eh bien ce n’est justement pas un immédiat. Il n’y a pas d’immédia, et d’ailleurs le mot n’existe pas.
C’est dans Lucain (IX) :
« César gagne la côte de Sigée et ces bords dont la renommée le remplit d’admiration. Il parcourt les rives du Simois et le promontoire de Rhoeté, consacré par le tombeau d’un Grec. Il marche à travers ces ombres qui doivent tant au génie des poètes. Il erre autour des ruines fameuses de Troie ; il cherche les traces des murs élevés par Apollon. Quelques buissons stériles, quelques chênes au tronc pourri couvrent les palais d’Assaracus et de leur racine fatiguée pressent les temples des dieux. Troie entière est ensevelie sous des ronces ; ses ruines mêmes ont péri. Il reconnaît le rocher d’Hésione, et la forêt, couche mystérieuse d’Anchise, et l’antre où siégea le juge des trois déesses, la place où fut enlevé Ganymède, et le mont sur lequel se jouait la crédule OEnone. Pas une pierre qui ne rappelle un nom célèbre. Il avait passé, sans s’en apercevoir, un petit ruisseau qui serpentait dans la poussière; ce ruisseau était le Xanthe. Il portait négligemment ses pas sur un tertre de gazon, un Phrygien lui dit : « Que faites-vous? vous foulez les mânes d’Hector! » Il passait près d’un tas de pierres renversées qui n’étaient plus que d’informes débris. « Quoi ! lui dit son guide, vous ne regardez pas l’autel de Jupiter Hercéen? » »
Le lecteur aguerri aura reconnu la plupart des noms liés à la guerre de Troie, mais qui aura reconnu que d’autres, bien que liés à l’Iliade, n’y sont jamais nommés, et dépendent de sources postérieurs (d’ajouts, de notes, de scolies, de commentaires, de papiers collés, de paperolles, qui sont le fruit de l’herméneute).
Et Lucain de s’échauffer : « Ô travail immortel et sacré des poètes ! tu sauves de l’oubli tout ce que tu veux ! c’est par toi que les peuples triomphent de la mort! César, ne porte point envie à la mémoire des héros! car si les Muses du Latium peuvent prétendre à quelque gloire, la race future lira ton nom dans mes vers aussi longtemps que le nom d’Achille dans les vers du chantre de Smyrne. Mon poème ne périra point et ne sera jamais condamné aux ténèbres. »
Et César à son tour : « Dès qu'[il] a rassasié ses yeux du spectacle de la vénérable antiquité, il érige à la hâte un autel de gazon ; et après y avoir allumé la flamme, il verse avec l’encens des vœux qui seront exaucés : « Dieux des cendres de Troie ! ô qui que vous soyez qui habitez parmi ses ruines! et vous, aïeux d’Énée, et mes aïeux, dont les lares sont aujourd’hui révérés dans Albe et dans Lavinium, et dont le feu apporté de Phrygie brûle encore sur nos autels ! Et toi, Pallas, dont la statue qu’aucun homme ne vit jamais, est conservée à Rome, dans le lieu le plus saint du temple, comme le gage solennel de la durée de notre empire ; un illustre descendant d’Iule fait fumer l’encens sur vos autels et vous invoque sur cette terre, votre antique patrie. Accordez-moi des succès heureux dans le reste de mes travaux : je rétablirai ce royaume et je le rendrai florissant. L’Ausonie reconnaissante relèvera les murs des villes de Phrygie, et Troie, à son tour, fille de Rome, renaîtra de ses débris. »
César, à travers lui-même (i.e. César, je ne revient pas sur le changement de nom [⇒2]), à travers Lucain (i.e. à travers lui-même) confirme son ascendant troyen (« Iule » ; ainsi, en passant, Lucain s’assimile à Homère), mais comme ce n’est pas le premier (Alexandre, évidemment, avait déjà tenté le coup), il lui faut trouver mieux, plus fort.
A la fin de cette excursion, il apprend donc que Ptolémée a éliminé son rival ; c’est l’occasion d’une grande preuve de sollicitude, Lucain en profite d’ailleurs pour glisser que personne n’y croit, ce qui revient d’ailleurs, soulignons-le en passant, à resserrer les rangs ethniques contre le pharaon : César se serait senti totalement « satisfait », dit-il, « si par mes travaux, j’avais mérité d’être ton égal, alors, dans une paix sincère j’aurais obtenu de toi de pardonner ma victoire aux dieux, et tu aurais obtenu que Rome me l’eût pardonnée à moi-même. »
Mais le séjour touristique ne s’arrête pas là. Plus tard (dans le livre X), César visite l’Égypte, mais avec une idée précise. « Cependant ni la beauté de ces édifices, ni les richesses qu’ils étalent, ni la majesté du culte qu’on y rend, aux dieux, ni la magnificence et la grandeur de la ville qui les renferme ne touchent l’âme de César. Un seul objet l’émeut et l’intéresse, c’est le tombeau d’Alexandre. II descend avec une ardeur impatiente dans son caveau funèbre ; là repose ce brigand heureux, dont le ciel vengeur délivra la terre. Ses restes, qu’il eût fallu disperser dans l’univers, sont recueillis dans le sanctuaire. La fortune épargne jusqu’à ses mânes, et le bonheur de son règne se perpétue même après sa mort. Car si jamais la liberté rentrait dans ses droits sur la terre, ce serait pour être le jouet des peuples qu’on aurait conservé les cendres de leur oppresseur, de celui qui offrit au monde l’exemple funeste de l’univers esclave d’un seul. »
Alexandre le Grand est une référence majeure pour le monde romain : son souvenir fait le lien avec la Grèce tant révérée, et l’ambition d’unir Orient et Occident soutient qu’on s’inspire de son œuvre, la conquête. Son œuvre inachevée, toutefois, Alexandre meurt dans son sommeil, à Babylone. Comme il est loin de chez lui, suppose-t-on, on pratique l’embaumement ; c’est de plus l’occasion de venir rendre hommage au souverain génial sur un temps démesuré. Perdiccas, l’un de Diadoques (généraux d’Alexandre qui se partageront son empire), prépare le retour de la dépouille à Aigéai, en Macédoine. Comme finalement il embarque pour la terre de ses ancêtres à bord d’un charriot d’or tiré par cinquante mulets (Diodore), Ptolémée (le premier cette fois), qui est également diadoque, intercepte le convoi (semble-t-il comme une attaque, comme cela se produit dans les films américains, avec les trains chargés d’or ou les diligences, Elien XII 64), et le fait détourne vers Alexandrie, dans un magnifique et imposant tombeau.
Il faut rappeler que, lui-même empereur, Alexandre devient roi d’Égypte par un subterfuge. Ayant mis au pas toute la Grèce, une partie du Moyen Orient et contrôlant toute l’Europe de l’Est jusqu’à l’Indus. Son principal concurrent est l’empire Achéménide, qui se trouve alors en Égypte ; comme il souhaite ravir aux Perses leur dernières façade littorale, il marche sur l’Égypte, et y semble acclamé comme un libérateur (les populations locales luttant contre les Perses), au point qu’il soumet la zone dans combattre ; il est alors proclamé pharaon. Il adopte les rites égyptiens, et fonde Alexandrie (la ville sera terminée sous Ptolémée II) ; il fait un pèlerinage à l’oasis de Siwa ou l’oracle de Zeus Ammon l’informe qu’il est attesté comme fils du dieu Amon, ancêtre de tous les dieux uniques (si j’ose dire).
Plutarque : « Quelques-uns affirment que le prophète, voulant le saluer en grec d’un terme d’affection, l’avait appelé « mon fils » (παιδίον / païdion), mais que, dans sa prononciation barbare, il achoppa sur la dernière lettre et dit, en substituant au nu (ν) un sigma (ς) : « fils de Zeus » (παῖς Διός / païs dios) ; ils ajoutent qu’Alexandre goûta fort ce lapsus et que le bruit se répandit qu’il avait été appelé « fils de Zeus » par le dieu. »
Il est ensuite couronné à Memphis dans le temple de Ptah (Pseudo-Calisthène).
C’est le même Pseudo-Calisthène qui raconte le retour du corps dans un coffre de plomb en Alexandrie et son installation dans un temple enterré à la mode macédonienne, le Sôma. Après bien des affres liés aux tremblements de terre, raz-de-marée et révoltes chrétiennes ou païennes, le tombeau et le corps, au IVe siècle, semblent avoir disparu de la ville et du monde.
Plusieurs épisodes régulièrement évoquent sa redécouverte, par exemple dans la basilique d’Alexandrie (Flavius), à Siwa même où le héros aurait émis le désir d’être enterré, à Venise dans la cathédrale Saint-Marc (Andrew Chugg) suite à l’interversion des reliques du saint et de celles de l’empereur, ou plus récemment à Aigéai même (ou non loin), à l’occasion des fouilles d’Amphipolis, où un tombeau découvert en 1960 commence tout juste à délivrer ses secrets.
Le Sôma reste toutefois encore visible durant l’Empire romain : Auguste répétera le geste de César, après une autre victoire, tout aussi décisive, celle d’Actium (⇒8). Il est à Alexandrie, et Cléopâtre vient de mourir, s’empoisonnant alors qu’Antoine s’est suicidé, croyant qu’elle l’avait trahi. Le lien favorisé entre Rome et Athènes, qui passe par l’Égypte, s’éteint à tout jamais. La descendance de Marc Antoine et Cléopâtre sera massacrée ou tout du moins, celle qui sera au contraire sauvée par la grâce et clémence d’Octave, ne porte plus le sang des Iules.
Il vient un moment où à la lignée se substitut l’oblitération. Auguste représente cela.
Auguste fait ouvrir le tombeau d’Alexandre , afin de lui passer une couronne d’or et le couvrir de fleurs (Suét.). Il demande qu’on le laisse seul. Que s’est-il passé dans l’antre du tombeau ? Peut-on imaginer l’esprit aventureux et boitant d’Auguste, en face-à-face avec un modèle qui est aussi un égal et peut-être le croit-il, un parent ? Quelle espèce de danse a-t-il cherché à faire, en prenant dans ses bras la fragile dépouille du Macédonien, quel pas de deux ? A moins qu’il ait cherché à saisir le Sôma comme un objet d’étude scientifique, le dévêtir, regarder dans sa bouche ou s’il a un anus, caresser ses cheveux, décrocher son sexe et ses bourses, ou encore mettre un doigt dans le trou du nez ? On n’en sait rien, on n’en saura jamais rien, mais ce qu’on dit c’est que dans l’opération, dans ce moment de recueillement qui s’est sans doute accompagné de manipulation, Auguste a brisé le nez de la momie (Dion). Quelle partie faut-il avaler pour conjurer la rupture du sang alexandrin dans ses propres veines ?
C’est donc là tout ce que les augustes trouveront à faire ? Flavius Josèphe rapporte que Cléopâtre aurait volé les trésors amoncelés dans le tombeau – mais, à la limite, c’est de bonne guerre et, comme dirait César, ça reste en famille. Hélas Caligula lui a déjà pris sa cuirasse (sans qu’on soit certain qu’il soit venu sur place (Suet.)), et Caracalla lui a volé sa tunique, sa ceinture et sa bague, qui semble être le dernier empereur à l’avoir visité avant la perte complète de sa trace, ou du moins le violent tremblement de terre suivi d’un ras de marée « perchant les navires sur les tours » en 395 ().
Auparavant, Hadrien, qui vient en Egypte de perdre, dans de mystérieuses circonstances, son amant Antinoïs, noyé dans le Nil, a laissé ce poème, sans doute apocryphe [LAV 7], en réponse peut-être des moqueries des alexandrins sur la petite taille de l’empereur ? Celles-ci furent réprimées dans le sang (Hérodien IV, 9:3-8) Et Théodose, dans un ultime et habile tour de passe-passe, interdit la vénération d’Alexandre (Homiliæ de Statuis ou Hydace de Chaves, Hydatii Gallaeciae episcopi chronicon, je ne sais plus) entre-temps évidemment divinisé.