Ce texte [Acte II, scĂšne 13] appartient Ă De par la ville de par le monde, un roman en cours d’Ă©criture, en six actes et soixante-douze scĂšnes, qui traite de la figure d’Auguste dans l’Empire romain et au-delĂ , sporadiquement mis en ligne ici… et exposĂ© lĂ .
Octave se prend Ă nouveau Ă plonger dans ses souvenirs1 â est-ce la tristesse de ces paysages, la tristesse de ces populations rĂ©duites pratiquement Ă esclavage, leurs pieds toujours sales et mouillĂ©s, lâodeur des marĂ©cages, la barriĂšre quâil font Ă la mer ? Ou bien le fait de se revoir avec Marc2, vingt ans auparavant, alors que tout Ă©tait Ă faire et rien nâĂ©tait fait, oĂč rien nâĂ©tait prĂ©vu et tout pouvait advenir, oĂč aucun destin ne semblait se dessiner, Ă part de rĂ©pondre sĂšchement aux discours sans queue ni tĂȘte de sa mĂšre, rendre des rapports au collĂšge des pontifes, et jouir dâune petite vie aisĂ©e au confort assurĂ©.
Octave, jeune, ne rĂȘve pas de pouvoir encore. A quoi les rĂȘves les enfants, qui sont des dieux capricieux ? Non pas de pouvoir, mais d’en sortir, justement. De ne pas pouvoir. De se soustraire, justement, Ă l’autoritĂ©. De faire ce qu’il veulent. Mais alors, qu’est-ce que le pouvoir ? Faire ce qu’on veut ? AssurĂ©ment, Auguste vieillard, Ă soixante-quinze ans, au dĂ©but de l’an 14, sait pertinemment que le pouvoir n’est pas de tout repos. Il est surtout fait d’une matiĂšre inquiĂšte et noire et, s’il est l’un des hommes qui a connu l’un des plus long rĂšgnes de cette importance, il peut tĂ©moigner de la sociĂ©tĂ© de cette mĂ©lancolie.
Alors la maniĂšre qu’Atia a eu de chercher Ă l’Ă©loigner, ou du moins Ă le tenir Ă distance de Jules, en quelque recoin de son esprit, lui apparaĂźt comme louable (et dĂ©cuple malgrĂ© tout son amour ; car Ă quoi rĂȘve un enfant, sinon Ă sa mĂšre ?) ; mais il songe Ă tout ce qu’il n’aurait pu faire si il Ă©tait restĂ© coincĂ© entre un traitĂ© de physique des Ă©tats et les ventouses d’un apothicaire, en banlieue, sans voir le monde qui s’offre pourtant Ă lui ?
Une premiĂšre fois Atia parvient Ă dissuader le gĂ©nĂ©ral d’amener avec lui Octave en Afrique, au prĂ©texte d’une fluxion de poitrine3, mais malgrĂ© tous ses efforts, elle ne peut le retenir indĂ©finiment et, en -45, Octave et Agrippa arrivent finalement en Hispanie.
LĂ encore, toute une partie manque (mĂȘme si quelques moinillon scrupuleux a pu ajouter quelque dĂ©tail a posteriori dans LAV <>). On sait simplement que le voyage fut redoutable, puisqu’il fut entrepris par les eaux. Agrippa en conservera un souvenir aigu, chaque fois qu’il se rendra en Gaule afin de superviser l’avancement des travaux de ce qu’on appelle aujourd’hui l’Ă©toile d’Agrippa, soit le rĂ©seau routier (la via Agrippa) qui se dĂ©ploie depuis Lyon vers Langres et TrĂšves et la Germanie, vers Boulogne et la Manche, vers Saintes et l’Atlantique, vers Arles et donc Narbonne et Bordeaux Ă l’ouest, et l’Italie Ă l’est, lui qui, on le verra par ailleurs, a souhaitĂ© plus que tout « gĂ©ographiser » l’Empire. Dans ses mĂ©moires, dans une unique lettre que nous avons de lui adressĂ©e Ă une certaine Julia (mais on croit savoir qu’il ne s’agit pas de la fille d’Auguste4), Agrippa relate ce voyage, tantĂŽt en terme pour le moins lyrique, tantĂŽt sur le ton de la plaisanterie et de la dĂ©rision.
Maudit suis-je d’avoir cĂ©der Ă l’amitiĂ© pour enfourcher les rouleaux de l’enfer ! [Maledictus ego praecipio ad amicitiam, quia est ex inferno, longique urgent ad faciem !] Aggr. Mem II 6 |
Et nous voilĂ partis, Ă peine vĂȘtus de mailles, Ă peine rasĂ©s et entraĂźnĂ©s, Ă rire des colĂšres de Neptune ! [Atque hie sumus, in indutus reticulum vix, vix calvitium et eruditos omni sapientia, ridentes ad iram Neptuni !] Aggr. Let. CXXVI |
Que de souvenirs Ă©mus : Auguste est Ă Capri. Demain, retour en Ville.
La bouche (ayant rĂ©cupĂ©rĂ© sa main, son autre main et ses deux pieds) une fois Ă©chappĂ©e par quelque porte dĂ©robĂ©e, le sexe, avec le corps qui lui tourne autour, se retrouvant seul, sâaccorde un moment de dĂ©tente en contemplant les marais et Ă©tangs quâon peut apercevoir depuis la terrasse de la somptueuse demeure (et leurs foutus batraciens).
Encore ne les voit-on que de loin, et mieux encore si lâon se met debout, ou idĂ©alement, en sautant sur quelque guĂ©ridon ou couche tricline. LâĂ©lĂ©gante bĂątisse qui accueille le prestigieux hĂŽte (sexe et corps autour) a beau sâaffadir Ă mesure que les annĂ©es passent â la derniĂšre fois câĂ©tait quand ? il y a vingt ans ? elle prĂ©sente lâavantage â rare en ces zones de plaines â dâouvrir la vue vers la mer, mĂȘme si ce nâest que de biais.
Vingt ans déjà ?
L’Hispanie, la Lantejuela, ou dit alors, Munda, du nom de la bataille qui mit un terme aux guerres civiles, est la premiĂšre vraie leçon de vie du jeune Octavien, mais elle est surtout le moyen quâa trouvĂ© CĂ©sar dâĂ©loigner ce dernier des griffes protectrices dâAtia, tout en permettant au jeune hĂ©ritier non seulement de visiter du pays mais encore de prendre la mesure des recoins de ce qui deviendra lâEmpire.
On passera sur lâhistoire embrouillĂ©e, qui associe une forĂȘt Ă raser, un palmier et des nids de colombes, quâa notĂ©e Jules CĂ©sar dans son journal intime, pour sâintĂ©resser Ă un autre prodige qui paraĂźt beaucoup plus digne de foi. On le trouve dans le fameux QuatriĂšme livre, soi-disant apocryphe (traduction libre).
« Quelle Ă©quipĂ©e, pense-t-il, avec les amis, Marc, et les autres. Je toussais beaucoup encore, mal remis de ces foutues fluxions dont on nâa jamais connu la cause. A part ma mĂšre peut-ĂȘtre. On a appareillĂ© en toute hĂąte, aucun de nous nâavait jamais vraiment naviguĂ©, on a Ă©tĂ© malades comme des chiens ! On a vomi nos races, on sâest vidĂ©s tous dans les eaux jaunasses de lâhiver (omnes in flavo aqua euacuata fuerit brumae). JusquâĂ la tempĂȘte qui nous a jetĂ©s Ă terre. Foutue tempĂȘte, on en a chiĂ©, ça oui, on sâest cognĂ©, on sâest fĂąchĂ©, on a raquĂ© les uns sur les autres, trempĂ©s, couverts de bile et de merde, on a bien tous cru quâon rendrait lâĂąme avec les tripes. Heureusement quâon cabotait, quâon nâa jamais quittĂ© la cĂŽte de vue, jamais plus de deux miles de distance. Cette cĂŽte-ci. On a dĂ» atterrir, on a dĂ» sâĂ©chouer, avouons-le, dans ces parages. On est arrivĂ© dans des genres de paludes puants et gorgĂ©s de vermines, qui nous ont achevĂ©s.
« Par chance, on sâen est tous sortis. » Le texte poursuit : « Le HuitiĂšme poursuit lâhistoire que la vue des marĂ©cages domitiens ont baignĂ© de souvenir », cette fois-ci devant le petit arĂ©opage dâĂ©diles, de dignitaires et de conseillers venus lui prĂ©senter leurs hommages et prĂ©parer avec lui la confĂ©rence sur la refonte territoriale de la Gaule qui se tient actuellement dans la colonie et dont il est le participant le plus illustre.
« On se rendait en Espagne voir PapĂ©, lui prĂȘter main forte dans sa guerre contre La Pompe. Mais comme on a voulu Ă©viter le passage des bouches de Bonifacio, dont on nous avait dit quâil Ă©tait tenu par dâhorribles pirates Scythes ou je ne sais quoi, nous avons dĂ» virer vers le nord et traverser la mer Corse. Et dans le golfe lĂ©onin, la tempĂȘte. Nous avons dĂ©rivĂ© sur lâesquif rĂ©duit en planches jusquâĂ arriver dans les eaux saumĂątres et moustiqueuses dâici (il dĂ©signe une direction de la main secouĂ©e). On sâest remis, on sâest retrouvĂ©s, puis on a repris la route. On a dĂ» traverser les roseaux (habuimus ut in arundineto discurrent). Je ne sais pas sur quelle distance, et on ne savait pas oĂč on allait. Si câĂ©tait la bonne direction. CâĂ©tait lâhiver, ils Ă©taient secs et cassants, piquants, coupants.
» Le marais Ă©tait plein dâeau, tout un rĂ©seau de canaux dâirrigation, sans parler des zones dâexpansion des crues, noir de vase, de limon, de litiĂšre, tantĂŽt piquetĂ© de quelques bosquets de saules cernĂ©s de groseilliers, tantĂŽt bordĂ© de quelques aulnes (ou aunes), de saules blancs, de peupliers noirs, mais enfin, mais surtout, cette immense, abondante, populeuse, imposante, unanime roseliĂšre. Traverser la roseliĂšre Ă vue, « à mains nues », câest une chose que je ne souhaite mĂȘme pas Ă la derniĂšre pute de la Pompe. Câest une forme de guerre, avec un ennemi aussi visible quâinvisible, aussi populeux que tu es seul.
» Alors nous avons dĂ» traverser, de long en large, mais surtout de travers, la roseliĂšre, elle si raide, touffue, droite. Quasi nus, pensez Ă lâĂ©tat oĂč nous avait rendus la mer, munies des quelques ferrailles que nous avions pu sauver en guise dâarme, et nous avancions, avec difficultĂ©. »
Muni dâun systĂšme de gĂ©orĂ©fĂ©rencement par satellite pourrait sembler utile en la circonstance, mais en rĂ©alitĂ© la hauteur des roseaux empĂȘche non seulement dâobtenir un contact net avec lesdits satellites, dâautre part il apparaĂźt illusoire de vouloir se dĂ©placer en ligne droite dans la roseliĂšre, ceci est totalement exclu. Quâon se le dise : cinq, quinze, quarante hectares de roseaux (Phragmites australis), cela ne reprĂ©sente tout au plus quâune centaine de mĂštres Ă parcourir, mais ces centaines de mĂštres en valent mille â lâĂ©talon universel nâexiste que dans lâesprit loufoque des universalistes, la relativitĂ© est fonction de lâhabitat, câest une vĂ©ritĂ© Ă©cologique avant dâĂȘtre une Ă©quation mystique. Câest un paysage monospĂ©cifique de cannes. En principe on Ă©vite les bosquets de saules, impossibles Ă traverser ; ceci conduit Ă des circonvolutions compliquĂ©es, longues et difficiles. En effet le phragmite, dans sa vie de phragmite, possĂšde deux dĂ©fauts qui sont ses qualitĂ©s : il est frĂȘle et Ă©lancĂ© vers le ciel (deux, trois, parfois mĂȘme quatre mĂštres de hauteur, comme dans la zone 5), un peu comme une armĂ©e de pila qui se brisent en mille allumettes quand on les charge, cuirasses et boucliers en force, lui se brise en tous sens lorsquâon le dĂ©range de son passage, non sans omettre de se ficher, toujours cette ambition polĂ©mique, dans le gras de la chair (bras ou avant-bras, mais plus gĂ©nĂ©ralement cuisses-mollets-ventre) ou lâhumide de lâĆil (cette innovation, le rĂ©flexe â mais quel talon dâAchille cet organe !), avec la douleur quâaccompagnent sueur, piqĂ»res de moustiques ou dâorties (ou les deux), piĂšges de groseilliers (sournoisement camouflĂ©s), et trĂ©buchages divers dans le trou dâeau, sente de sanglier, chemin inondĂ© ou layon subreptice.
Cette chute balourde que rien ne retient, sinon le roseau lui-mĂȘme (encore lui) qui dĂ©licatement suspend le temps de la chute et accompagne cette derniĂšre qui, bien que ralentie, nâen demeure pas moins complĂšte, totale, dĂ©finitive : de tout son long (de toute sa boule plutĂŽt), de tout son ridicule long, et les gens qui tombent font toujours rire â il nâest pas dit de plus quâil ne reste pas un souvenir de saule, une effluve de groseilliers, un hasard de nid dâorties, ou une souche trop dure pour la putrĂ©faction par lâeau, on peut parler ici de pĂ©trification.
De purification, en revanche, non, il nâen est pas question, si lâon sort vivant de cette mort, il nâest pas dit quâon en sorte plus fort, surtout que le pilum, le roseau, a aussi (on nâen dira pas plus) la fĂącheuse habitude de se coucher, et c’est lĂ son second dĂ©faut, sous son propre poids ou celui du liseron printanier, de la dĂ©licate douce-amĂšre, toutes lianes Ă©lĂ©gamment fleuries, et Ă©galement casse-couilles, en travers du chemin, et par milliers, et câest alors un embĂącle supplĂ©mentaire, et puis quâun embĂącle de dix-milles lances couchĂ©es, fussent-elles fragiles, cela fait courant, tous dans le mĂȘme sens, de sorte que la dĂ©ambulation (pas une partie de plaisir) dâun point A vers un B Ă contre-courant dĂ©porte lâimpĂ©trant navigateur de roseaux, indĂ©pendamment de sa volontĂ© (et de ses muscles), inexorablement vers un hypothĂ©tique point C, moins hypothĂ©tique par hasard que par chaos, le point exact oĂč tous les roseaux penchent, vers lequel tous unanimement pointent, comme une espĂšce de souvenir de vent ou dâonde, un effondrement lent et collectif, comme sâils voulaient tous sâenfuir, fondre directement vers la prairie, plus simple, moins chaotique, plus domestique, prĂ©tendre Ă la forĂȘt, mieux ordonnĂ©e, moins fragile, la droite, prendre la majestueuse forĂȘt de bois blanc.
« On a marchĂ© au moins trois heures dans ce dĂ©dale, pour sâapercevoir une fois quâon a pu sortir de lĂ , quâon Ă©tait sur une espĂšce de langue de terre, quâon apercevait Ă peine les toits de cet endroit-mĂȘme oĂč nous nous trouvons ce soir. Nous avions rĂ©ussi Ă venir jusquâici par les vents du hasard et les courants de la fortune, alors que nous aurions pu trĂšs bien tomber entre les mains dâautres pirates, ou sâĂ©chouer sur une terre peuplĂ©e de mille pĂ©rils, de barbares ou de monstres de finimonde. De crĂ©atures mal aimĂ©es des dieux qui nous fassent payer leur dĂ©senchantement. Mais nous arrivĂąmes ici, en terre romaine, et fameuse encore, colonie capitale et port cardinal.
» LĂ nous nous remĂźmes sur pied, nous nous refĂźmes une santĂ© (moi qui sortais de fluxion, pensez !) et nous trouvĂąmes le moyen de rejoindre PapĂ© coĂ»te que coĂ»te, payant fort chĂšr une galĂšre marchande phĂ©nicienne si je me souviens bien, que nous fĂźmes aller Ă toute allure jusquâĂ Malaga dâoĂč nous rejoignĂźmes PapĂ© Ă La Lantejuela.
» Il a Ă©tĂ© impossible de cacher lâĂ©vĂšnement du naufrage Ă PapĂ© et Ă ses hommes, mais au moins nous avons pu Ă©vacuer lâĂ©pisode des pirates corses, la bataille dans les roseaux et le coĂ»t de la galĂšre phĂ©nicienne. Lorsquâil nous reçut en audience, le vieux pĂšre sembla fortement impressionnĂ© par notre sang-froid et notre dĂ©termination. CâĂ©tait malheureusement trop tard pour la bataille en tant que telle.
» Je me souviens quâon est restĂ© encore six mois Ă profiter du soleil du vin et de la tranquille vie sĂ©viliote. »
Note : A la fin du film Caligula, on voit lâempereur, grise mine mais choutĂ© Ă lâexercice du pouvoir, poster ses lĂ©gions devant un fleuve en dĂ©signant la Bretagne, la roseliĂšre reprĂ©sentant lâarmĂ©e barbare Ă dĂ©faire. A son ordre, les lĂ©gionnaires, nus mais casquĂ©s et armĂ©s, attaquent alors les roseaux, au grand dam du pontife, et des principaux gĂ©nĂ©raux, qui demeurent aussi offusquĂ©s quâinterdits.
Lucain conclut : Exul limosa imperator caput abdidit ulua (Ps-Serv. commentaire de l’EnĂ©ĂŻde, mais citant Lucain) en Ă©cho Ă l’original « je me suis cachĂ©, la nuit, invisible, dans les roseaux » (fuite de Sinon)
- aprĂšs c’est terminĂ©, c’est promis. ↩
- Vipsanius Agrippa. ↩
- Nicolas de Damas, Vie d’Auguste, 6. ↩
- Böhmer 1876 : 156 « Zu dieser Zeit war Agrippa Octave nahe genug, um ihn nicht zu respektieren. Wir wissen auch, dass er damals mit Caecilia Pomponia Attica verheiratet war (auch wenn sie nicht mehr zusammen lebten)… » (« A cette Ă©poque, Agrippa Ă©tait assez proche d’Octave pour ne pas lui manquer de respect. On sait Ă©galement qu’il est alors mariĂ© (mĂȘme s’ils ne vivaient plus ensemble) avec Caecilia Pomponia Attica… ». ↩