La rĂ©alitĂ© des faits est quelque chose d’illusoire, la seule rĂ©alitĂ© c’est ce qu’on en dit ou la façon dont on veut bien la considĂ©rer.
Du bruit dans les arbres
Je ne le fais pas exprĂšs, je le jure. Je le jure solennellement, mais je croise toujours les gens que je lis, et chez lesquels je ressens, durant la lecture, un petit frĂ©missement comme un son de guimbarde, dedans, dans un organe qui, comme une nervure, relie mon pied, mon sexe et une partie indĂ©finie de ma… tĂȘte, entre la bouche, les oreilles et le nez (la sphĂšre ORL en somme).
Je le jure : cela mâest arrivĂ© pour Derrida, pour Blanchot, pour des ForĂȘts. Par exemple.
Ă temps. Juste Ă temps. Juste, juste Ă temps.
Il y a bien sĂ»r des auteurs disparus avant que je ne les croise, et que je ne croiserai plus jamais. Et encore (Tabucchi, Deleuze, Rulfo, jâaurais pu les croiser, autant dire que jâai failli les croiser)…
Il y a aussi bien sĂ»r des auteurs que jâadmire et que je nâai pas encore pu croiser. Il en reste quelques-uns. Maurice Pons, par exemple. Mais je ne dĂ©sespĂšre pas de le rencontrer un jour. Ăa ne saurait tarder, au dĂ©tour de ces hasards que la vie nous procure. (Mais en somme, nâest-ce pas simplement cela la vie ? Une succession de hasards ?)
Je me faisais cette rĂ©flexion, pas plus tard quâhier lorsque, Ă©garĂ© sur des chemins quasi vicinaux, je dĂ©crivais Ă voix haute, devant un public imaginaire, mon mĂ©tier. ConsidĂ©rez cela comme une espĂšce de rĂ©pĂ©tition, avant de me juger et de mâaffubler de qualificatifs trop pesants pour vos langues â ou mes Ă©paules.
AprĂšs tout lâacteur, lorsquâil rĂ©pĂšte, nâest-il pas aussi un peu timbrĂ© ? Tout son mĂ©tier de rĂ©ceptacle vivant des vies et des mots dâautrui, nâest-ce pas une espĂšce de folie assumĂ©e ?
Bon, bref.
JâĂ©tais donc lĂ , perdu, Ă moitiĂ© perdu, tout de mĂȘme, car je nâĂ©tais pas loin des routes et des villages familiers (jâentendais les moteurs des occupations mineures, jâentendais les clĂ©bards piauler, pour un peu jâaurais entendu les cheminĂ©es crĂ©piter et la fumĂ©e sâĂ©lever droite vers son improbable rĂ©solution, vers le ciel immense au-dessus de trois bandes de gris), mais jâĂ©tais tout de mĂȘme bel et bien Ă©garĂ©. Vous penserez que jâai usĂ© de ce stratagĂšme de la fausse excursion commentĂ©e pour tromper mon ennui ou pire, distraire le sentiment feutrĂ© dâinquiĂ©tude qui vous saisit lorsque vous savez que vous nâĂȘtes pas loin de votre but mais que pourtant vous ne parvenez pas Ă lâatteindre. Vous tournez autour de la cible, vous la percevez au besoin, mais vous nây arrivez pas ; ce nâest pas pour vous, ce nâest pas pour tout de suite. Alors vous dĂ©rivez, et cette dĂ©rive est anxieuse, alors vous vous Ă©nervez, et ça occupe.
Eh bien non, je ne rĂ©pĂ©tais pas pour faire diversion mais, Ă la fois par orgueil et par jeu, pour dĂ©montrer Ă je ne sais qui (moi peut-ĂȘtre) que je pouvais parler de ce paysage, que jâen Ă©tais capable, que le le comprenais bien et mĂȘme que jâavais un avis. Nous voulons une allure, voyez-vous, et la parole peut, en certains cas, occuper cette fonction rythmique, alliĂ©e alors au pas Ă pas.
JâĂ©tais donc en train de me dire, chemin (et raisonnement) faisant â car câest lorsquâon libĂšre ainsi au plein air la pensĂ©e quâelle prend parfois ses aises, quâelle occupe lâespace comme des nuĂ©es dont les volutes, expansives, vibrent, bombent ou glissent, viennent se dĂ©chirer au sol rocailleux ou exploser contre les aiguilles des cades et des yeuses â que nommer ainsi les vĂ©gĂ©tations (câest mon mĂ©tier) est une opĂ©ration toute pleine de morgue et toujours aussi une interprĂ©tation. Je me prenais Ă imaginer une toute nouvelle description des associations vĂ©gĂ©tales, en renversant les critĂšres ou les mesures, et que peut-ĂȘtre câĂ©tait encore possible dâimaginer des mots nouveaux… ; ou bien que câĂ©tait dĂ©jĂ trop tard, il y a avait trop de mĂ©moire dans ce monde-ci, trop de pancartes et de panneaux, trop de dictionnaires et dâatlas. Trop de maisons aux poutres incisĂ©es. Trop de restes, de dĂ©tritus, Ă©chappĂ©s de trop dâinvasions et de trop de colonisations, voici mon rĂ©seaux de routes, quelles sont tes Ă©pices ?
Je me disais, alors que je croisais (je mâen souviens bien, câĂ©tait hier) en plein milieu dâune forĂȘt basse et sĂšche que je commentais (plus fort que toi), une bĂȘte (et belle) borne ancienne, trop ancienne, cela se voyait aux mains qui lâavaient polie, aux lichens crustacĂ©s qui la grignotaient, Ă lâair qui lentement la bouffait, la mĂąchait, la recrachait, je me disais Oui, câest vrai, on peut considĂ©rer dâabord les vĂ©gĂ©taux comme une pellicule, une pellicule qui recouvre toute la surface du monde (ou peu sâen faut). Et nous dĂ©coupons Ă grands layons de mots, nous tranchons dans le lard ici la forĂȘt, lĂ la pelouse. Oui, nous savons reconnaĂźtre un arbre dâune herbe, oui nous distinguons aussi un hĂȘtre dâune fĂ©tuque, oui nous parvenons mĂȘme Ă dissocier le hĂȘtre du chĂȘne, ou la fĂ©tuque du brome. Parfois on arrive Ă distinguer de loin toutes les variĂ©tĂ©s de peupliers noirs, parfois toutes les espĂšces du groupe ovina chez les fĂ©tuques. Et puis ?
Je me disais Et puis ? et je dĂ©bouchais enfin sur une piste plus large (encore des humains, toujours des humains : humains toujours humains aurait dĂ» dire lâautre), faite sous prĂ©texte dâincendie pour la chasse ou sous prĂ©texte de chasse pour la rĂ©sidence secondaire.
Accablement, dĂ©goĂ»t de soi, nausĂ©e devant ces boursouflures dâĂ©go.
Je pouvais donc descendre la piste, rassurĂ© (mais abattu) et lĂ je me dis ceci quâaujourdâhui je remĂąche en toute conscience : mais la forĂȘt, mais la pelouse, le Quercion illicis (ou forĂȘt de Quercus ilex ou chĂȘne vert, câest-Ă -dire la yeuse) ou lâAphyllanthion monspeliensis (ou pelouse Ă Aphyllanthes monspeliensis ou aphyllanthe câest-Ă -dire le bragalou) ne sont pas lĂ pour ĂȘtre nommĂ©s. Je veux dire : si nous envisageons un instant (ce ne sera pas long) quâune vĂ©gĂ©tation est la modĂ©lisation dâun ensemble de facteurs Ă©cologiques favorisant telle association dâespĂšces, en aucun cas ces ĂȘtres vivants ne signifient que nous sommes bel et bien ici sur un sol calcaire, pauvre dâhumus ou de litiĂšre, sec, en situation ensoleillĂ©e de versant sud sous climat mĂ©diterranĂ©en. Nous le disons aussi, nous le dĂ©duisons de leur prĂ©sence, mais les espĂšces rassemblĂ©es ici ne le disent sĂ»rement pas. Elles ne le disent peut-ĂȘtre mĂȘme pas du tout. Elles disent la rencontre, le hasard de se trouver lĂ , tout le reste nâest que statistique.
Les plantes ne sont pas des cailloux, mais des ĂȘtres vivants : aussi aberrant que cela puisse paraĂźtre, elles se dĂ©placent, de maniĂšre trĂšs diffĂ©rentes des animaux certes, mais elles progressent et rĂ©gressent comme une troupe. Et si elles se retrouvent ensemble, ici (jusquâoĂč va ici ?), ce nâest jamais que la principale motivation de… la vie. Câest-Ă -dire un enchaĂźnement de circonstances hasardeuses qui se nomme destin. Tout pourrait ĂȘtre autrement, il en est peut-ĂȘtre autrement dans dâautres rĂ©alitĂ©s parallĂšles, et il nây a lĂ rien de mystĂ©rieux ou de prĂ©cieux dont se glorifier.
JusquâĂ la mort. Si simple aujourdâhui lĂ©cher lâherbe, et puis glisser sans bruit. Il nây a finalement rien dâautre Ă dire.
Quâajouter Ă lâabsence des choses ?
JâĂ©tais encore vaguant-divaguant prenant main droite un raccourci qui nâen fut pas un, main gauche une voie de repli qui Ă©loigna encore, et puis nâĂȘtre plus dans la rĂ©alitĂ© gĂ©ographique, soudain. Jâavais marchĂ© tellement que jâavais franchi le faĂźte dâun serre et me retrouvais Ă flanc de celui-ci, dessus la combe touffue mais touffue dâarbres.
Il faisait pourtant chaud, la nuit tombait. Combien de temps aprĂšs la borne ? Je ne sais pas. Etait-ce le mĂȘme jour ? Je ne sais plus. Ce que je sais pourtant, ce que je sais, câest (ce fut) la lumiĂšre dâun jour qui tombe, meurt, comme une borne, pour cesser dâarpenter jusquâĂ demain (ou plus). Ce que je sais pourtant ce sont les derniers plis et replis du manteau forestier, les derniers ourlets de buisse Ă©pineuse (genĂȘt, genĂȘt, genĂȘt / fragon, fragon, genĂȘt / asperge, fragon, fragon ; genĂȘt), sur le pierrier qui singe le vide.
Jâarrivai droit Ă lâescalier mouvant, mutatis mutandis, emportĂ© par mon Ă©lan Ă©tourdi, littĂ©ralement dans le pierrier.
Mais dans le pierrier câest dĂ©jĂ au-delĂ du pierrier mais aussi sous le pierrier, emportĂ© Ă©boulĂ© par le mal en pis, cogne Ă©corche ici, ploie entorse lĂ ; entaille saigne.
Cri, Ă©clat de roc gris, Ăąpre, rude.
Comment ai-je pu en arriver lĂ . Par quel chemin dĂ©tournĂ©, quelle traverse a pu me causer tant de tort. Et plus dâarbre, et la nuit, me voilĂ perdu, Ă©pars, et loin, Ă©loignĂ© de moi-mĂȘme.
AssignĂ© Ă une grande bouche de pierres sĂšches, enfin ma roulade dĂ©gingandĂ©e cesse. Je suis au bord du gouffre, dessus la combe, je pourrais tĂ©ter la cime de grands Ă©rables au bout de mon long. Jâai glissĂ©, suis tombĂ© dans le pierrier. Mes tempes qui bourdonnent. Pierres plates et pierres aiguĂ«s oĂč se brise le jour, maintenant en mille morceaux gelĂ©s.
Pour un peu je sens le velours de la nuit et ses séides impatients et impitoyables. Un croc qui machine tout cela !
Le matin pourtant Ă©tait doux. Je mâen souviens comme si câĂ©tait hier. Samuel Ă©tait passĂ© Ă la maison et mâavait offert ce livre. Je le jure. Ce livre est Pierrier de Chstian Garcin, et je le jure.
Un pierrier, Ă la fin du jour et au bout de la forĂȘt. La premiĂšre fois que jâai rencontrĂ© le vrai Christian Garcin, Ă GĂȘnes, jâavais complĂštement oubliĂ© lâexistence de ce livre. On avait parlĂ© dâarbres, et de ramifications.
Il est revenu Ă moi hier, je mâen souviens bien, alors que je chutais lourdement dans tout ce bordel minĂ©ral qui prit alors un titre et un nom, allez donc savoir pourquoi, celui du Pierrier de Christian Garcin.
Ars similis casus.