Dans le cadre de la très belle Nuit Remue #5, j’ai lu ce texte écrit pour l’occasion. Mais je tiens à préciser que ce texte, bien qu’original, n’est pas le texte que j’aurais voulu écrire ; je n’en ai pas eu le temps. Je reviens donc ici sur des thèmes évoqués, largement, ailleurs, ailleurs, et ailleurs. Une recherche est toujours revenante, ressassante, et il faut ressasser, revenir longtemps pour toucher à peine du doigt le doigt qu’on cherche. Je tiens également à préciser que, dans leur saison, je suis très préoccupé par les plantes ; venir réciter chez Remue est un évènement, pour nous tous, je pense ; c’est ainsi l’occasion de montrer une partie de son travail, quand même le cadre est serré, huit minutes. Emporté par mes inventaires j’ai choisi de traiter de ceux-ci, accompagnant ma lecture d’un diaporama pour distraire… Mon propos est ici le nom, la botanique ici n’est pas chose exotique, distrayante ; elle colle précisément à la recherche littéraire, qui est toujours celle d’un nom.
Remercier aussi Guénaël Boutouillet, pour son accueil permanent, et heureux d’avoir connu ou revu (c’est l’ordre chronologique) Françoise Ascal, Dominique Hasselmann, Dominique Dussidour, Alain Subilia, Pierre-Antoine Villemaine, Rosanna Warren, traduite et lue par par Aude Pivin, Catherine Pomparat, Laurence Skivée, Philippe Rahmy, Mathieu Brosseau, Emmanuèle Jawad, Joachim Séné, Anthony Poiraudeau, Hélène Frédérick, Cathie Barreau, Pierre Senges, Cécile Portier, Lucie Taïeb, Dominique Quélen, Antoine Dufeu, Valentina Traïanova.
De quoi ?
De quoi… le nom est-il fait ?
De quoi… le nom se nourrit-il ?
Une question, énoncée sur le ton de la boutade sur un réseau social [espace dont on n’a plus le droit de dire le nom — espace réservé, nom interdit],
une question vient, lancine, instille, revient me secouer, me retourner,
De quoi le nom est-il le nom ?
me réveille la nuit
De quoi le nom est-il le nom ?
me distrait le jour
De quoi le nom est-il le nom ?
revient tout à trac
De quoi le nom est-il le nom ?
& comme un ressac
De quoi le nom est-il le nom ?
Je marche, dehors, dans le dehors, dans le sauvage, le spontané, le désert, l’inculte, l’idiot je marche, je me promène, je me déambule, je me prends par la main, je me sors.
Je marche dehors, dans le dehors et je prends des notes, j’écris, j’écris des mots, j’écris des mots qui sont des noms. J’écris des noms de plantes. Je nomme. Dans mon petit carnet à spirales, je note le nom des plantes.
Je n’arrache plus les plantes pour les coudre dans l’herbier. Ses pages en sont désormais vides, vidées. Cette cicatrice suffit. Cette cicatrice s’efface. Je rapporte chez moi, dedans, dedans chez moi, dedans mon carnet, dedans ma maison, je ne rapporte plus que le nom des plantes. Des listes de plantes consignées dans le petit carnet à spirales.
Facile comme ça de croire pouvoir emporter, facile comme ça de croire pouvoir comprendre le monde. Littéralement. Emporter le monde Dans le nommer ; emporter le monde Dans l’écrire.
Bâtir des listes, nommer, compter, nommer, compter, et c’est aussi l’origine d’un possible littéraire. Compter les maigres chèvres ou les bœufs émaciés, nommer les arpents et leurs propriétaires, consigner les setiers ou les boisseaux des céréales qui nous ont appris à vivre, à habiter et à li&crire.
Je nomme et puis je compte, j’affecte un indice et mes listes sont des lexiques et des registres et mes listes sont des cartographies. Je décris l’espace : je construis mon territoire. Le marquer, comme un chien : écrire.
J’écris pour me parcourir, dit Michaux : je parcours l’espace pour écrire et lire le territoire, et ce lir&crire est ma maison.
De quoi le nom est-il le nom ?
Parfois on se trompe de nom. Parce qu’on ne connaît pas la plante (nommer c’est connaître), parce que le mot nous échappe, parce que le mot reste sur le bout de la langue, parce que la plante a changé de nom (et cela arrive) : elle échappe alors à la vue, elle est introuvable. Invisible, elle est innommable.
Parce que nommer c’est écrire, parce que nommer c’est lire. Lire le paysage, lire le pays. C’est traduire.
Découper, à l’aide du ciseau-mot, un grand incertain vert en une multitude de petits compartiments : arbres, arbustes, herbes.
Découper, à l’aide du scalpel-mot, un grand incertain vert en une série de petites maisons qu’on appelle habitats. Le fossé en eau, le fossé sans eau, la lande désolée, le champ abandonné ; la truffière assassine ; la lavandaie qui crache à la gueule du badaud ; la garrigue épineuse ; la dalle ; la roselière, la cariçaie et la mégaphorbiaie ; la pelouse calcicole, où croissent les orchidées ; la tourbière carnivore ; la tonsure écorchée aux fleurs miniatures ; l’éboulis qui toujours éboule ; la marne qui sans cesse s’écroule, la dune argentée, mue sous le vent ; la crête ventée qui surplombe 1500 mètres de vide ; la friche, le fourré, la forêt ; la forêt, son manteau, son ourlet ; la forêt notre Climax.
De quoi le nom est-il le nom ?
Nommer c’est habiter. Habiter c’est accepter d’aller dehors, c’est accepter le dehors, se rendre à lui, sortir.
Je nomme : je délimite, je ligne, je sépare. Je piquette, je cantonne, je quartier. Je circonscris, j’ordonne, j’oriente.
Je dedans, vs. dehors. Je déclare le reste du monde. Je dis nous vs. les barbares. J’habite : j’établis la chaîne des flux, des circulations possibles, l’ordonnancement des passages et l’agencement des espaces. Je pose une flèche, je pose deux flèches : une croix. Le livre : une intersection de lignes sur une étendue vide.
Je nomme. Je couvre le monde d’une pellicule de mots. J’émonde.
Couvrir de noms le monde : préservatif-langue.
Le nom : couverture sur le monde, un tapis que la science jette ajuste et piétine.
…
Parce que tu lâches des noms, tu crois t’en sortir… Parce que tu balances, tu penses t’en tirer. Il y a tant de mystères encore à évoquer ensemble :
- le mystère du rythme et des gouttes
- le mystère de l’araignée, et celui de l’ampoule
- le mystère du revenir
- le mystère de la ville
- le mystère de la plume
- le mystère de l’eau
- et le mystère du nom
De quoi le nom est-il le nom ?
Ecrire, lire, lir&crire : permanent va-et-vient, entrée/sortie, mais à qui est-il ce nom que tu prends, • VIENS ! que tu voles • VAS ! que tu roules de bouche en bouche, oh… langue ?
Partir de chez soi à l’aube et par tous les temps, comme hier, raser la campagne de ses noms, comme hier, comme on cueille des fleurs, comme on récolte ou on fauche, bouquet de noms, un chapelet de noms, des noms, des noms, des noms !
La panacée, non pas le nom pour la plante qui guérit de tous les maux, mais la plante qui porte tous les noms. Le texte : un croisement de noms, un hybride de noms. Un nom de noms.
Je cherche un nom de noms et déjà le texte croît, s’exprime de lui-même, s’extrait à lui-même, comme une essence, il pousse, marcotte, stolonne, il radique, rhizome. Il prolifère. Reproduction végétative, parthénogenèse, ou bouture, ou greffe.
Le tissu est lâche, le texte s’effiloche, perforé de racines, infesté de racines, il y a sutures des tissus, les textes sont liés, reliés par radicelles, par mycélium, il y a adhérence, parasitisme, il y a symbiose, il y a réseau.
Là où rôdait le nom propre s’étirent et s’agitent à présent un collectif de multiples voix.
Racines contre racines contre racines vous êtes textiles.
Langue : tu es blessure et je te soigne par baume, onguent, pharmakon.
Je est pas guéri.
De quoi le nom est-il le nom ?
Langue ; tu es douleur et je n’ai pas de voix pour t’apaiser ou t’aseptiser.
Marcher là, dans le dehors, dans l’incertain, l’indivis, et le vide, Seul, esseulé, je nomme des plantes.
Parce que je n’ai pas de nom propre, dans mon propre nom, parce que dans mon propre nom ce sont deux prénoms, parce que je n’ai pas de nom, je cherche la formule qui change le monde en hors, en dehors, je cherche dans le substantif la substance, la chaîne de sons qui fera sens, la chaîne de mots qui fera nom. Qui me fera don du nom.
Qui me donnera nom.
Je cherche un nom moi-même.
Je cherche un nom moi-même.
Je suis l’homme qui plantait des noms.
Je parle au nom du Général. Mais le dernier mot est-il dit ? L’espérance doit-elle disparaître ? La défaite est-elle définitive ? Non !
la truffière assassine ? Pourquoi assassine ?
On tue pour l’or brun.