Ce texte [Acte I, scène IV] appartient à De par la ville de par le monde, un roman en cours d’écriture, en six actes et soixante-douze scènes, qui traite de la figure d’Auguste dans l’Empire romain et au-delà, sporadiquement mis en ligne ici… et exposé là.
L’île de Capri, Octave l’a découverte plus profondément (si on ose dire) après la victoire d’Actium, en 29BEC. On dit, et Strabon le rapporte, que l’île formait jadis un tout avec la péninsule, ce qui attesté semble-t-il aujourd’hui par l’archéogéologie. Auguste, frappé par sa beauté, s’approprie l’ensemble de l’île, et l’échange même contre l’île d’Ischia (Aenaria) aux Napolitains.
Il fit construire non loin de la marina une villa de taille raisonnable, mais hyper fonctionnelle, avec citernes, thermes et pisciculture. Le Palais littoral est une interface ingénieuse entre les ressources de la mer et celles de la terre, elle est comme un nœud entre les deux espaces, et tire profit de leurs caractères respectifs ; on voit très bien les innovations de Frank Lloyd Wright, ou bien les maisons modernistes des films de James Bond, ou encore l’architecture postmoderne de Franquin.
Or, durant les travaux, furent mis à jour plusieurs ossements fossiles de « os géants et des armes de héros » : gigantum ossa et arma heroum1.
Cette villa, à laquelle il reviendra pendant plus de quarante ans, a complètement disparu aujourd’hui, à peine discernable par endroit, divisée en nombreux lots privés, parfois construits, souvent abandonnés ou enfrichés, mais nous savons de source sûre qu’il a aimé aimer cette île, cette île belle de pierres (Neruda), qui « ne produit rien d’utile » (Dion).
Nous avons accès au palatium seulement par quelques esquisses disséminées par les siècles : Fabio Giordano (1571), Jean-Jacques Bouchard (1632), le Marquis de Sade (1776), qui parle de « porticelles », pour une série d’arcades déjà devinables sur les dessins des deux précédents, Norbert Hadrawa (1799), Domenico Romanelli (1814). En effet, le site a non seulement subi les affres du temps, et ceux des différents pillages successifs, mais aussi celles des différents combats qui se sont succédés dans la région : les dégâts causés par Barberousse au XVIe, par les Autrichiens et les Français au XVIIIe, et plus tard par les Anglais et les Américains au XXe…
Les mots de Suétone, immanium beluarum ferarumque membra praegrandia, font référence à un passé auquel il tente de donner un éclairage à la fois mythique et historique, inscrivant l’histoire humaine dans un passé légendaire, épique (gigantum ossa), tout en tenant présente l’idée d’une articulation de civilisations successives (arma heroum2) La philologie de ces quatre mots / gigantum ossa / arma heroum / est fascinante, entre ceux qui placent le musée sur le Palatin, et ceux qui voient en Auguste un précurseur de la paléontologie.
Reste la collection d’Auguste. Celui-ci décida d’exposer dans les jardins de la nouvelle villa les restes qu’il avait collationnés ici (et ailleurs, d’ailleurs, il aimait assembler ainsi des cabinets de curiosités qui allient les sciences aux mythes : ainsi, dans les jardins de Salluste, avait-il fait enterrer, toujours selon Suétone (qu’aurait dit Salluste ?) les corps de deux géants, Pusio & Secundilla (Plin, Hist. natur., VII, 16). Après Actium, en outre, il avait pillé le trésor du temple d’Athéna Aléa à Tégée qui contenait les défenses du sanglier de Calydon, et les avait présentées dans son forum, qu’il inaugurera en 2EC (<>forum Auguste3.
On se prend à imaginer les éléments de la collection rassemblée (sans doute sur son temps libre : la nuit ?) par le futur Auguste. Un affranchi de l’empereur Hadrien, historien et probablement son attaché principal, Phlégon de Tralles, dans son Opuscula de rebus mirabilibus et de longaevis, ou plus justement le Περί μακρόβιων και θαυμασίων, dresse l’inventaire des prodiges naturels et des phénomènes extraordinaires relevés durant le Principat en s’appuyant notamment sur les collections impériales, débutées à Capri par Octave, puis développées dans le <>palais palatin (encore une autre maison, encore une autre histoire : les maisons sont des histoires [>Interlude 14.]), parmi lesquels divers fantômes, ou corps morts marchant, diverses aberrations tératologiques, siamois, androgynes, centaures, sirènes, etc.
On suit volontiers Phlégon errer, une chandelle à la main, dans le capharnaüm de la <>Bibliothèque palatine : depuis la disparition d’Hygin, mille années auparavant, le classement a quelque peu laissé à désirer, on peut s’en douter. Les silex polis côtoient les tablettes de cires, les crânes humains les coquilles de mollusques marins, les verrines emplies de liquide fœtal ont rongé les chairs qu’elles étaient censées défendre des agressions bactériennes, les cadavres des espèces éteintes revenues d’entre les morts s’empilent malaisément sur les fables de Corinthe, les comptes et les tabulaires, le fichier des lecteurs, se mélangent aux planches d’herbiers qui n’ont de végétal que les noms distraitement enluminés ou les champignons qui les enrobent de leur velours poignant, les meubles impériaux richement décorés sont remisés à même les étagères et secrétaires utilitaires mais sans grâce, il n’y a pas jusqu’aux grouillots qui se vautrent dans le raisin et la paperasse sur les tapisseries d’orients brodées de fil d’or, des lares et des pénates continuellement saouls forniquent ici, ou conchient là, et peut-être le saint graal lui-même sert-il d’abreuvoir à une louve d’airain qui a abandonné l’idée de retrouver ses petits, et qui la défend contre des armadas de cloportes et de gloméris gros comme des poings, de poissons d’argent du dévonien.
Hygin, esclave érudit de César et traîné à Rome par celui-ci, fut l’élève d’Alexandre Polyhistor (tout un programme) ; également affranchi par Octave, celui-ci lui confia la charge de la bibliothèque palatine ; il devisait volontiers avec Ovide et commentait, la nuit, les écrits de Virgile ; il procéda à l’organisation de la bibliothèque, en proposant un classement original dont certains ingénieurs-techniciens d’Amazon se réclament encore de nos jours, où l’aspect pratique prime sur l’idée — quelque peu snob — de l’ordination logique par format ou par thème, ou pis : par lettres ou par chiffres. C’est lui qui fut entre autre responsable de l' »inventaire de Capri » (Souda, entrée Collection συλλογή, mais aussi Bibliothèque βιβλιοθήκη). Celui-ci est perdu, sauf à se référer à quelques annotations farfelues d’Hésichius de Milet ou de Georges le Moine5, de son architecture, de ses costumes, de ses coutumes, de son droit, de ses langues, et de ses arts » (Ίστορία Ρωμαική τε καί Παντοδαπή V 121) ; et pour le second : « On dit que cette salle était comme un musée de toutes les choses que pouvaient contenir l’Empire, avec le détail (δεῖγμα) même de la ville, avec le palais de l’Empereur et la bibliothèque du mont Palatin, et cette salle elle-même en son centre » (Chronikon syntomon ek diaphoron chronographon te kai exegeton syllegen kai syntethen upo Georgiou monachou tou epiklen Hamartolou XX 121). Certains prétendent (Clément d’Illyrie ou Arnolphe le Sage) que la carte dont parle Agrippa dans ses mémoires (MV IX 99) était en fait une expression imagée pour un grand trésor secret de l’empereur où se seraient trouvées toutes les merveilles qu’il récolta lui-même ou fit venir de toutes les régions de l’empire.]
On voit Octave, suivi d’un esclave ou deux, entrer avec fracas dans le cubicule où Hygin consigne et corrige ; ça sent la colle et la cire, mais aussi le moisi et l’humide, mais encore le lait caillé ou l’huile refrite. Hygin lève à peine les yeux de sa tâche, mais lorsqu’il entend le raclement de gorge du prince, il s’ébroue, renverse l’encre de Chine (ou à peu près), la collection de stylets (celui en ivoire lui a été offert par Ovide, qui a eu cette attention d’y graver leurs initiales6, et plusieurs objets de verre mal identifiés, et vient baiser les pieds d’Octave. « Allons allons, fais tes bagages, mon bon Caius, nous partons à Capri après le repas. »
A Capri, Hygin a collationné les récits des paysans, quelques mythes étranges, quelques chansons mal assorties, il a cueilli des plantes et ramassés des coquilles d’escargots, puis, quand le moment fut venu, il alla cataloguer le musée en plein air d’Octave, un avant goût de ce qui deviendra l’art de la lande.
CATALOGUE DES PIECES DU JARDIN DES MERVEILLES RASSEMBLEES PAR CESAR
Caesaris fragmentae inventarium partes mirabiliae paradisiI ossa gigantum
II arma heroum
III tabula terebinthina et crystallinis tesseris, notavique rem omnium delicatissimam.
…
CXCVIII specula de aqua foetus repleti
CXCIX
CC, etc.
Le cabinet de curiosité d’un futur empereur, l’être le plus puissant de l’univers, qu’est-ce que cela peut être ? Comment peut-il le satisfaire ? Quelle pièce peut-elle être assez originale, unique, précieuse, pour intégrer la série des pièces remarquables, vases ming, poils d’ours, escarboucle mélusinienne, mélancholie, vanité, ruban de son montagnard, favoris de Cléopâtre ?
Toujours est-il que de retour à Rome, sur le Palatin, à l’emplacement de l’ancienne maison de Gradus Helchior Garbata, un ancien sénateur opposé à Marius, non loin de sa maison de naissance mais aussi et surtout à deux pas de l’emplacement supposé du premier foyer fondé par Romulus (> Interlude 1), Octave-Octavien, à deux doigts de devenir Auguste (en 27BEC), voit la fin des travaux de la bibliothèque d’Apollon, seconde bibliothèque de Rome, après celle réalisée par Caius Asinius Pollio, l’Atrium Libertatis, consul en 40BEC, tâche que Jules César lui-même avait confié à Varron7.
La nouvelle bibliothèque, gérée par Hygin, alors septuagénaire, n’était pas empreinte de majesté seulement par son ubication, au cœur du nouveau centre politique dédié à Apollon par Apollon8, ou par son architecture, austère au-dehors, mais richement décorée et ornée à l’intérieur : Auguste, à la fin de sa vie, avait en outre pris l’habitude de convoquer là le Sénat (et ainsi ferait également Hadrien, de passage à Rome depuis Capri > sc6) (Suét. Aug 29 3 ; Tacite Ann 2 37). Au fil des ans, ainsi, peu à peu, un glissement s’était fait qui concentrait dans la maison d’Auguste le lieu du pouvoir mais aussi le lieu du savoir.
- Suétone Aug. ↩
- En cela il est d’ailleurs plus proche de Lucrèce ou Diodore de Sicile, contre Ovide, Properce et Tibulle. ↩
- Pausanias, Pér., VIII, 46 ; Ovide les compare à des défenses d’éléphants (Ovide, Mét., VIII, 279) ; mais c’est une autre histoire encore >XXX ↩
- On s’étonne d’ailleurs que plusieurs protohistoriens ou protoarchéologues aient décidé de mettre la collection caprienne effectivement sur le mont Palatin : « Suétone rapporte que l’Empereur, plus soucieux de curiosités que d’œuvres d’art, avait fait réunir dans sa bibliothèque du Palatin quantité de gemmes, de silex polis et même d’ossements gigantesques d’animaux d’espèces éteintes que l’on croyait être les restes des géants et les armes des héros », Rhôné 1867. ↩
- Pour le premier : « Le nouveau roi fit aménager dans son palais sur le mont Palatin un vaste espace (ευρύ χώρος) qui devait servir, aux dires de certains, à révéler au visiteur l’immensité de l’empire et la variété de ses paysages, de ses peuples, de ses dieux, de ses plantes et animaux, de ses outils et de ses produits [de l’agriculture ↩
- Ad CJH ex PON. L’objet sera plus tard retrouvé par Phlégon par hasard, dans un tiroir de plumes d’Ourobouros. ↩
- A ce titre il eut son portrait affiché dans le nouveau bâtiment : Pline 7 115. ↩
- Une statue d’Apollon y avait été placée, mais le visage du dieu avait pris l’apparence de celui d’Octave : Scolie d’Horace Let. I 3 17, Servio Buc 4 10. ↩