Depuis le mois de décembre, à l’initiative de la Panacée de Montpellier, je suis en résidence avec deux autres membres du Général Instin : Patrick Chatelier, auteur et initiateur du projet, et Eric Caligaris, musicien et plasticien. Notre mission : occuper un espace sur le site élaboré par Eli Commins et le centre d’art, Textopoly. Cet espace, Espace Autonome Instin est une perception flou, instinienne, d’un modèle de ville, inspiré par la visite de l’ancienne Ecole d’Application d’Infanterie, à présent désaffectée et en attente d’un nouveau destin municipal (école, logements étudiants, tram). Nous visitons la ville avec des yeux hallucinés, nous brouillons les pistes, nous mélangeons les itinéraires.
Eros de Thanatos
Le cimetière est fascinant : espace dédié à l’absence, espacement sans présence, et lieu de mémoire, mémoire malgré tout labile, du fait de l’impermanence des concessions (à quelques exceptions près), lieu commun de la mort, dont il cherche à déjouer l’inexorable, dans nos sociétés hors-sol, le cimetière est un espace à haute valeur symbolique ajoutée. C’est un lieu propice à la méditation, au silence et à la déambulation.
Ce qui fascine également dans le cimetière, c’est son organisation architectonique et urbanistique. Le souvenir semble appeler l’ordre et le cimetière est comme une ville miniature, mais qui serait (c’est tentant en effet) maîtrisée.
Ce n’est d’ailleurs pas seulement une ville, avec ses rues qui desservent des lieux que l’on pénètre, lieux dotés de fonctions. C’est une ville “ajoutée” : le cimetière est en réalité un écran, c’est-à-dire une surface, dans la ville, surface hérissée de croix et de pierres funéraires, dont la profondeur (contrairement à n’importe quel objet architectural ou urbain) nous est non seulement mystérieuse et refusée, mais obsédante. On s’étonne de cette profondeur, on se demande comment s’organise l’espace là-dessous (dans les caveaux, dans les cercueils, dans les urnes). Et que deviennent-ils, les corps ? Et la vie de la terre, qu’en fait-elle ? Leur est-elle perméable ?
(Une chose étonnante qui secrètement travaille en nous : le cimetière est un lieu sacré dédié à l’absence, soit ; mais, sous la terre, nous ne voyons plus le défunt, auquel nous substituons une plaque funéraire, une bouquet de fleurs synthétiques et un nom propre (parfois un poème, un mot doux)… mais la disparition du défunt, cette aporie, nous n’en avons aucune idée. Que se passe-t-il là-dessous ? Comment le mort meurt-il ? Quelle est la vitesse de la mort ? Quelle est la vitesse d’un mort ?)
Il n’y a pas que les ornements funéraires, d’ailleurs : la somme des noms propres peut également confiner au vertige. Ces suites, cette concaténation ou cet amoncellement de mots et de lettres fouillent notre imaginaire et notre mémoire et notre pensée avec un aplomb démesuré.
Une mort à soi
En parcourant le cimetière, quel qu’il soit, le promeneur ne peut s’empêcher aussi de songer à ses visites contraintes par le réel, ses morts à soi qu’on a pu venir visiter, enfant par exemple, tous les 1er novembre, puis plus tard, ses premiers vrais morts, ses proches, ses amis.
Il ne peut pas non plus oublier qu’il sera lui aussi parmi eux, qu’il n’y a pas d’autre issue, et je ne parle pas de la mort pour l’organisme, mais de finir sous une pierre tombale dans un cimetière quelconque, de confession chrétienne, à moins qu’on opte pour la poussière. Mais qui voudrait une tombe sur la corniche de Sète, sous une sorte de pin, pin parasol de préférence, par exemple, n’en a pas l’opportunité, ni le choix, ni le droit.
Nous sommes attirés par la sérénité du cimetière et nous nous familiarisons avec son usage, son occupation. On s’étonne de l’esthétique propre aux cimetières, avec la présence d’éléments “morts” eux-mêmes que sont les minéraux et les végétaux (sous quelque forme que ce soit). Morts, car ils ne sont pas ce qu’une certaine de la vie (animale) est : la forme et le volume, le mouvement, le son. Les pierres, si elles incarnent bien l’éternité, sont largement utilisées, mais décorées de fleurs qui, elles, symbolisent l’éphémère de la vie passée. Il y a jusqu’au choix des espèces qui est déterminé par le lieu même : plantes sempervirentes qui ne perdent pas leurs feuilles (buis, bruyère, cyprès, if, genévrier parfois) ; plantes aux noms évocateur : pensée, myosotis (également appelé ne-m’oublie-jamais) ; plantes symbolisant l’amour ou l’attachement comme la rose, ou lianes telles que la clématite.
Le cimetière est une forme de climax. Un stade de la décomposition mais aussi de la croissance, ou mieux, l’équilibre entre ces deux forces, en somme un jardin, un lieu cultivé, et cultivé à ce dessein précisément : rester tel quel. Un cimetière n’avance pas (il est confiné entre ses murs). Le cimetière est équilibre persistant. Un équilibre entre deux forces et deux moments, un équilibre entre deux mondes.
En visitant, pour les besoins de la résidence, les deux cimetières de Montpellier (le Cimetière Protestant et le cimetière Montparnasse), l’idée d’y tenir un atelier d’écriture est venue.
A travers l’évocation de la botanique, je me suis personnellement intéressé à trois choses : retrouver les botanistes morts à Montpellier, tels Flahaut ; ensuite les noms, les mots gravés sur les pierres ; les poèmes naïfs, les dédicaces ; quelle est la nature de ce matériau langagier… ; enfin les végétaux sauvages, bien sûr, au point de réaliser des inventaires phytosociologiques dans les allées1.
Necropoly
En ayant pour projet de représenter des lieux réels dans l’Espace Autonome Instinien, il s’est avéré naturel d’y bâtir également un cimetière — interrogeant par là, aussi, les singularités d’un tel lieu.
Le cimetière fait partie, avec le Polygone, des deux lieux (sur les huit) qui — bien entendu — n’existent pas dans le périmètre de l’Ecole d’Application d’Infanterie. Du moins a priori sur les cartes2.
Le cimetière est le lieu même du Général Instin. N’est-il pas où il s’origine ?