Microfiction de la série Résidences.
Il n’y avait plus aucun train circulant, et encore moins sur les lignes secondaires. J’avais dû me rabattre sur les « services » de location de passage dans les voitures, sur des routes et autoroutes pratiquement saturées.
J’avais réussi à me déplacer, mais à quel prix ! Malgré son aspect pratique, voyager de la sorte comporte des inconvénients, non le moindre étant de se retrouver confiné le temps du voyage (dans mon cas une bonne demi-journée) dans l’habitacle d’une voiture où des tensions peuvent vite se faire jour. Sinon c’est un silence assourdissant, souligné par la conduite du chauffeur, plus ou moins à votre goût. Et si, comme dans mon cas, il s’agissait de prendre l’autoroute, il s’agissait de prier pour qu’il n’y ait pas de brutes conditions météorologiques, de circulation infernale ou de difficultueux trajets : j’accumulai les trois.
Je devais changer de voiture plusieurs fois, tant mon trajet était long (traverser tout le pays, avec bien des zigzags qui ne nous intéressent pas ici) pour arriver ici. Cela me prit trois jours quasiment, et je changeai sept fois de véhicule ; la dernière fois fut lorsqu’à Clermont-Ferrand nous devions affronter le dernier tronçon d’autoroute et où, dans l’ascension au col des Issartets en Lozère (1121m) s’abattit une lourde et épaisse brume, ne laissant aucune opportunité d’insouciance.
Le chauffeur était DJ dans une boîte de la côte, il y rentrait. Il fut extrêmement réticent à toute parole voire à tout langage jusqu’à une pause que nous fîmes sur une aire perdue au milieu du Cantal. Lorsqu’il apprit que j’étais musicienne (et que me rendais là pour un concert), il devint subitement tout aussi réticent au silence, sinon plus encore. Et nous dûmes ainsi échanger laborieusement des paroles dont je ne croyais pas le traître mot (je parle des miennes) ou ne m’intéressaient pas du tout, du tout (les siennes).
La descente devant le mur mouvant de brume et dans le trafic dense, ralenti par elle, fut épique. J’eus très peur et ne fus pas fâché quand nous parvînmes finalement à Saint-Jean-des-Védas. Évidemment, il me laissa en périphérie de la ville, car on ne sait jamais ce qu’elle a réservé encore comme sens unique, impasse, nouveaux travaux induisant de nouvelles bretelles, de nouveaux ronds-points, de nouvelles terres arrachées au paysage ou à l’agricole. Car telle est la Ville.
2. Contraint d’aboutir ici, dans ce faux bout du monde, cet organisme dans lequel récurremment je me perds, je me déglutis, je me vomis. Être tremblant qui ne cesse de grossir, grandir, s’étendre en toute direction.
Jamais n’ai-je vu une ville si rétive et pourtant si vive : constamment en mouvement, tourbillon de ciment asphalte et ferrailles voltigeant, spiralant comme un poulpe – sans la grâce – autour d’elle, de voltes en virevoltes, brisant et détruisant ses environs et parages, arasant d’elle tout autour. En un mot comme en cent, je n’aime pas la ville. Je me suis toujours perdu en elle, pour ce qui concerne l’énorme réseau de varices et varicelles qui la bordent, et pour ce qui est du centre historique : il pourrait être beau s’il n’était pas dévolu à ce point à la prostitution. Je l’ai quittée malade, et malade je la retrouve. Ce n’est pas une ode à elle dédiée que j’écris ici, et je suis déjà trop long.
Je me suis perdue une nouvelle fois, entre les Antigone, les Phèdre, les Perséphone où je ne sais quel absurde quartier au nom antique, tout ces salamalecs néoclassiques pourquoi, vendre camelote ? Quand des villes aussi belles et anciennes croupissent dans des flaques à moustiques, Agde, Nîmes, Perpignan ? Sans parler des petites perles égrainées le long de la côte, mais je n’ai pas le temps pour ça. Face à Marseille même, elle ne fait aucun poids ; et même Nice poussiéreuse et bien matraquée, vieille pute finissante, ou Toulon décatie, dans ses effets légionnaires, militaires, présentent plus d’attrait à mes yeux que cette classieuse revenante pétrie d’ambition et de va-t-en-dire.
(Durant quelques années de ma vie, pour des raisons professionnelles, puis amicales, j’ai fréquenté la ville : d’abord le centre historique, autour du Pérou, puis, plus souvent, dans l’entreterre, à Prades-le-Lez. J’ai aimé cette ville, c’est vrai, et tout ce qu’elle représentait à mes yeux était nouveau. Ce n’était certes pas – justement – Béziers ou Narbonne !
3. Mais quinze ce n’est rien, ça ne compte pour rien dans la vie d’une ville ; c’est le temps ici de gagner 70000 habitants, par exemple dans les années 60, ou plus récemment, une nouvelle fois, dans les années 2000. Si bien que je me demande : de quelle nature peut bien être la société de cette ville ?
Mais me voilà de nouveau à Odysseum (!), boulevard Pénélope (sérieusement ?), et je dois retrouver l’un de mes chauffeurs pour Sète sur le parking du McDonald’s. Et je l’y retrouve, Sergine, soixante-et-onze ans, Ford Puma bleu carmélite (?), un petit SUV urbain hybride, officiellement à la retraite, mais toujours active consulting en développement durable auprès d’entreprises financiarisées.
« Je dois aller à Mèze pour rencontrer un client, je vous laisserai au rond-point du port, ça ira. » Oui très bien. « J’attendais un jeune homme, mais il vient de me dire qu’il n’a pas réussi à arriver à cause des retards dus à la grève ». D’accord. « Comme ça vous êtes musicienne ? » Tout à fait. « Voilà. » Merci.
Me voilà (sur le rond-point devant le port) à Sète… enfin à Frontignan, sur la D2ED, on dirait le nom d’un droïde ou d’une formation post-bac. Je dois encore me taper trois kilomètres et six cents mètres, d’après mon téléphone, et j’hésite à marcher ou à faire du stop, mais j’opte finalement pour la marche à pied.Je suis les indications de l’application et traverse deux fois l’eau, pour arriver finalement là où je vais résider quelques jours.
Je dois récupérer la clef de l’appartement dans un bar dans la rue des 3 journées, que je trouve facilement. « Ah c’est vous l’amie de Manou ? » C’est ça. « Voici les clefs. » Merci, je vais prendre un café. « Tout de suite ».
Ainsi débutèrent, pour moi aussi, ces trois journées.
4. L’appartement est en fait une minuscule maison, coincée entre deux maisons plus grandes, de facture plus classiques. Celle-ci semblait avoir été rajoutée après, construite de manière abusive sur un ancien terrain vague, peut-être, ou bien abandonnée dans son élan à un étage inférieur. Au rez-de-chaussée, des tommettes (c’est la première chose que j’ai vue) et la cuisine avec un mauvais wc dans un angles. Au-dessus, là où je dormirais, une pièce à votre, divisée maladroitement par des tentures de velours. Le repaire de musicien, donc.
Trois concerts exceptionnels, dans le cadre d’un festival, un à Sète, et deux dans des bleds autour. Une occasion en or. Que des standards. Pas besoin de t’emmerder, tu peux même venir en train. Il y aura une batterie sur place, la même les trois soirs, un type d’ici en a une comme la tienne, sauf qu’elle a l’air en meilleur état ! »
5. C’est ce que je me rappelais de la conversation avec Tom, le type qui m’a invitée.
Et c’est tout ce que j’avais. Des baguettes dans mon sac-à-dos. J’avais attaché la clef à mon trousseau comme je descendais la rue. J’étais retournée au bar. Je lui ai demandé le plus simple chemin pour aller à Gigean. Comme il était encore tôt, et qu’il faisait beau, j’écoutais distraitement les indications de la barmaid, comme celles des téléphones et applications ; je voyais la carte et je me disais que je pourrais faire à pied le trajet, je compulsais l’écran : même l’itinéraire pédestre était proposé !
Je me mis alors en route, je pris tout de même un bus pour sortir de l’agglomération, et aller au moins aux portes de Balaruc.
Une fois assurée d’être isolée, loin des emmerdeurs et des bagnoles, je me mis en route, heureuse d’aller à contre-courant, dans cette terre saumâtre, ouverte aux vents et hésitante quant à sa nature. Lorsque je longeai les champs, puis découvrai, émue, de vieilles bâtisses de ferme abandonnées (hangars, étables ou bergeries, mais aussi logements), je m’assis sur un banc de pierre, et décidai de déguster le sandwiche que j’avais acheté auparavant.
Requinquée je repris ma route. J’étais à mi-hauteur d’une colline [massif de la Gardiole, nde] et bientôt serai à son sommet. Je me délectai des paysages, pénétrai dans les capitelles qui restaient, humant la garrigue, et je prenais mon temps, très nettement. Des nuages vinrent recouvrir le petit soleil, qui d’ailleurs descendait rapidement.
C’est que je n’avais pas calculé que le terrain serait à ce point humide. Je peinais à marcher dans les salicornes, des trous cachés happaient bientôt chacun de mes pas. Ce n’étaient plus les détours d’une ville, mais les méandres d’une saline ! Et je
[la fin manque.]