Lors d’une visite de famille, à l’autre bout du sud, je récupère une lettre écrite par ma grand-mère à sa sœur. Elle est datée simplement Ce 11 et on l’estime, par recoupements, à 1944.
Elle évoque rapidement les exactions qui se sont produites dans le village par des occupants paniqués. Les fameux 53 morts (et donc après le mois de juin).
Puis c’est la fin de la lettre, le dernier paragraphe :
Je vais terminer pour aujourd’hui, car je vous dis beaucoup de choses. (La Nénette va dire : c’est un vrai roman). Répondez-moi vite et racontez-moi bien des choses.
Arrivé à ce point là, j’ai décidé de poursuivre, sinon la correspondance, du moins un vrai roman.
1. Je n’étais pas venu depuis longtemps à Trèbes. Je suis toujours impressionné, comme je l’étais petit, par la girouette en forme de loup, de l’église. Comme je repassais par là il y a quelques semaines avec ma fille devenue adulte (comme c’est bizarre), elle me dit : « Pourtant il y a la même à Dieulefit ! » (en avait-elle peur ?) et c’est pourtant vrai !
J’aime cette région à cause sans doute de ses châteaux, qui y prenaient, dans l’imaginaire, une place considérable, d’Alaric à Lastours.
Montagnes pourtant familières, pourtant exotiques. La blanche, la noire.
Trèbes s’est rendue célèbre, depuis, par les attentats et prise d’otage qui se sont déroulés en mars 2018, causant la mort de quatre personnes, et puis de nouveau, en octobre de la même année, une crue centennale de l’Aube causant à nouveau la mort de six personnes.
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2. J’ai connu ma grand-mère. À dire la vérité, je n’ai connu qu’elle. Côté maternel – côté paternel, pas grand via, comme il disait.
Une dame âgée, comme dans les romans ou les films alors, une vraie grand-mère, avec des vêtements de dame âgée, des préoccupations de dames âgée, une écriture de dame âgée, un humour de dame âgée, une vraie dame âgée, veuve, indépendante jusqu’au bout. Décédée à 89 ans.
Je n’ai pas connu mon grand-père, décédé un an avant moi, en 1975. Je ne peux en parler puisque c’est un roman et que je ne l’ai pas connu. Ce que je sais, ce qu’on m’a raconté, c’est par exemple qu’il parcourait, avec une jambe raide, le territoire où je travaille – les Baronnies -… à vélo !
Aujourd’hui je peux dire que Valréas-Mévouillon, toh, pour dire, ça fait près de 64km par Saint-Sauveur, mais le col de Peyruergue, 72 par l’Ouvèze, mais il faut toujours passer la montagne de Croc et le rocher du Maupas, 77 par le Toulourenc… À vélo, j’ai toujours entendu dire que les kilomètres sont plus longs…
De fait, ça reste un personnage important. Si j’en parle, j’en parlerais sûrement, ce sera pour ça.
Parce que je ne l’ai pas connu.
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3. Dans la lettre que ma tante de Trèbes (ma tante de Valréas, mais qui habite à Trèbes ; un jour je lui ai dit « Chez nous, à Grignan », elle m’a répondu « Grignan c’est chez moi aussi, ho ! »), cette lettre qu’elle m’a copiée, de ma grand-mère à sa sœur, datée de « ce 11 », dans cette lettre je ne reconnais pas la grand-mère que j’ai connue. Cela me plaît.
D’abord ma grand-mère ne m’écrivait pas de lettre depuis « ce 11 ».
Ensuite, le monde, entre ce juillet ou août de 1944 et le mois d’août 2012 où j’écris ces lignes, si les aoûts sont les mêmes, a radicalement changé. Soixante-dix années, c’est à peu près le temps d’une vie. Qu’est-ce que le temps d’une vie ?
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4. La lettre de ma grand mère commence ainsi : Vous avez dû être étonnés de recevoir de nos nouvelles l’autre jour, […] C’est un très bon début de récit. « Vous » et « l’autre jour » sont particulièrement intrigants.
Elle poursuit : …nous avons eue [sic] cette occasion et nous en avons profité pour vous rassurer de suite, car on ne pouvait pas téléphoner, ni même écrire, il n’y avait pas de courrier, et si vous avez entendu le compte-rendu à la radio ou sur le journal, c’est un peu exagéré, […]
On se demande de quoi il s’agit, quand tombe la phrase suivante : en réalité il y a eu 48 fusillés, en tout 53 morts, […]
Et elle finit cette phrase, déjà longue : c’est déjà bien assez, et vous pouvez croire que nous avons eu bien peur.
Ma chère grand-mère Marguerite.