Le signe ܍ indique de futurs développement au sein d’un appareil complémentaire
Je parle de « jouer ».
Bizarrement, les impressions les plus fortes, vraiment, qui me viennent lorsque je pense à la matrice maison+usine — laquelle je le vois va se confondre de plus en plus en une espèce de bipôle mère/père — sont liées aux jeux (et aux jouets).
Et il me faut alors entrer plus avant dans la maison, dans l’usine.
La maison était un labyrinthe de cachettes et de terrains pour le jeu. Cela est dû en partie à son architecture, à son agencement interne des habitats, et aussi beaucoup à la manière dont mes parents, ma mère en particulier, s’est entêtée à occuper, à domestiquer l’espace.
Un cube immense, comprenant des caves (deux), quatre logements, un grenier. Les quatre logements étaient inégaux de taille. Le nôtre était le plus grand, avec trois chambres et la jouissance du grenier (qui occupait à peu près la moitié de la surface), et une cave. Le deuxième appartement, censément occupé par un contremaître, avait deux chambre, qui étaient sous les combles, un duplex donc, et une cave. Les deux autres, au rez-de-chaussée, étaient vides : c’étaient comme des studios, séparés en deux pièces, et qui n’ont jamais été finis ; les cloisons étaient de moellons nus, le sol de ciment terrassé. Les deux caves se jouxtaient ; celle des « voisins » donnait sur un espace enserré de murs derrière la maison, et servait de minuscule potager ; une espèce de troisième boyau, pratiquement creusé dans le sol, permettait l’accès à un autre espace extérieur, et où ma mère planta les deux peupliers et tout un tas d’autres végétaux. Ce boyau devint la cuisine d’été et, dehors, on créa une espèce de jardin d’été, ceint de cyprès bleus, orné d’un saule pleureur, fiché d’un barbecue, d’une balançoire. Une pelouse (« la ‘pelouse' ») poursuivait le jardin, plantée d’arbustes ornementaux, le long de la route qui séparait la maison de l’usine, suivant une pente douce qui pointait, vers le nord, vers le parking de l’usine, l’autre usine Morin, puis, après une certaine rupture de pente, une vieille distillerie de lavande, et le Fau.
Ma mère avait choyé et chéri ce jardin, qui était fort agréable en effet ; mes parents avait déposé des affaires dans leur cave et leur grenier, puis également un peu dans l’un des studios vides (affaire de familles, déblayages de maisons, héritages poussiéreux)… puis avec le temps, également dans l’autre studio (j’en pris une certaine responsabilité)… pour finir par occuper également l’appartement des voisins une fois les derniers occupants partis, de sorte que tout cet espace, à la fois majestueux (une grosse maison de pierre…) et vétuste (…rénovée dans les années 70, avec force carrelages et tapisseries de piètre qualité), moderne et sauvage à la fois, était devenu le nôtre.
L’usine, elle, était un autre labyrinthe de cachettes et de terrains de jeu, plus grand, moins sûr, plus dangereux, et généralement plutôt interdit d’accès. Mais à vivre dans l’enceinte de cette matrice jour et nuit, toute l’année, bien évidemment, l’usine devenait elle aussi une part de notre habitat.
Une immense usine de pierre, constituée de trois espaces au moins (je réfléchis en même temps : il y avait l’ancienne salle (la plus grande des salles où étaient alignés les moulins), les copseuses܍, l’espace des vaporisateurs܍ et de la plieuse܍, puis le magasin) à laquelle on ajouta une structure nouvelle, faite de « murs » d’acier doublé de laine de verre, au sol de ciment impeccablement lissé (et bordeaux) et constituait un second magasin ouvert sur des quais (trois grands portails d’une drôle de matière qui coulissaient, mais dont un seul était en réalité utilisé pour charger et décharger les camions — et pratiquement constamment ouvert (c’était l’une des entrées de l’usine), un autre magasin, et enfin une « nouvelle salle », qui accueillait une autre série de moulins alignés. À tout cela s’ajoutait quelques bureaux et salles de réunion en amont, légèrement surélevés, ainsi qu’une autre salle, longtemps mystérieuse, qui devait être d’origine, où était stocké du matériel au rebut.
Pas de grenier ou de cave ici, mais tout de même un espace extérieur : depuis la salle des « vapos », une porte d’acier permettait d’accéder à un local à chaudière : il y avait là un terrain de belle terre grise. Mes parents y firent leur potager, un grand potager d’au moins 80m2, et où quelques ouvriers venaient donner la main, notamment H., le veilleur de nuit. Ce jardin se poursuivait au nord, vers le Fau܍, d’une espèce de prairie, le long de la « vieille usine܍ » Il longeait d’ailleurs un terrain voisin, où il pouvait y avoir des bêtes, du bétail, parfois, des volailles.
Ceci pour exposer l’immensité de ce terrain. Et l’immensité des potentiels de jeu ; je les énumère rapidement: le grenier, les caves, le jardin ; deux tas de sable, l’un vers l’ancienne usine Morin܍, l’autre dans la « prairie », le derrière du potager, où il y avait la cuve de fioul envahie de robiniers ; et puis les lieux interlopes ou interdits : les caves-studios, les cours ou espaces internes ou de séparation, l’usine évidemment, ses salles, mais ses cachettes, les stocks de cartons, les stocks de tubes, les moulins, la vieille usine Morin, longtemps inoccupé, le toit de la nouvelle usine, accessible depuis un point précis (un mur de ciment/béton fait de grosses rainures « esthétique » qui nous permettaient d’accrocher nos chaussures), etc. Évidemment, la rivière au fond n’était pas exempte de visites, mais pour cela il fallait faire un détour, par l’ancienne usine Morin܍, la distillerie, au risque de croiser des voisins et leurs chiens.
De sorte qu’une espèce de continuité organique, fort étrange, avec le recul, s’était établie, entre lieu de la famille et le lieu du collectif, entre maison et usine, site industriel et nature environnante, site privé et village, et toutes les dimensions se mêlaient ; la politique expansionniste de ma mère, des mes parents et de toute notre petite famille traduisait cette interrelation : nous étions un même corps, usine et maison, famille et ouvriers, c’était le corps comme du fil même, de ces fils d’innombrables bobines, qui telle une liane s’accaparaient tout le réel jusqu’à l’asphyxie.
Présentation ↔ Précédent ↓↑ Suivant
le plaisir de pouvoir continuer à te lire en silence (sauf cette fois pour le dire)