Suite de la série initiée avec Local héros, et Un de ces jours, fictiographie sur la musique populaire : Prince..
Donne
Cet exercice — comme les deux autres, écrits en quelques journées dans une parenthèse — a débuté en fait (dans la théorie) déjà avant Local héros. Il a été stoppé net le 21 avril 2016, lorsque Prince est décédé.
Je crois que c’est l’unique fois où j’ai pleuré à l’annonce du décès d’un personnage médiatique. J’étais à la fois sous le coup de la stupeur et sous celui de la tristesse.
Aujourd’hui, cinq ansbeaucoup d’années après, je reprends le chantier, là où il était resté, ouvert, béant. Du temps a passé, certes, et la vie a porté son lot de malheurs et de bonheurs.
Quel est le problème de Prince (je veux dire d’un point de vue conceptuel) ? D’abord je crus à une espèce de frénésie hystérique produisant de façon compulsive (il est incontinent, dit Gilles Amiel de Ménard), sans plan et sans ordre. Je me permettais de penser que l’œuvre avait un défaut originel, dû peut-être à un excès de génie, de talent ou de facilité.
Aujourd’hui je ne pense plus tout à fait comme ça, mais je ne sais pas bien comment l’expliciter, aussi me dédierai-je et m’en remettrai-je au pouvoir de la fiction.
De ce point de vue-là, aussi (c’est lié, vous verrez), j’ai dû ajuster le tir (pas seulement l’adapter à cette œuvre en particulier). Avec Knopfler, je travaillais grosso modo sur trois albums de Dire Straits ; avec Pink Floyd, je m’intéresse plus précisément aux sept premiers albums. Avec Prince, on ne peut pas nier que, s’il y a une variété de styles, il y a tout de même une unité créative (Prince himself). Si je considérais l’œuvre à présent complète, ce sont 39 albums anthumes, plus une demi-douzaine publiés anonymement (NPG, NPG Orchestra et Madhouse), soit un total de 45 albums en 38 ans de carrière. Le site Prince Vault recense, 1484 chansons enregistrées, et sur la seule période qui nous intéresse, ce sont déjà plus de 350 titres. C’était trop pour un seul livre !
Puis je me suis dit que la tâhce était de traduire la réception de Prince, au travers de la singularité de l’écriture, donc j’étais de toute manière « mouillé » ; et si je divisais la carrière de Prince en deux ? On y trouve objectivement deux ères : le succès jusqu’à l’envenimation avec la Warner ; la période de l’émancipation avec une relative indifférence médiatique et publique. Comme par hasard, cette charnière a lieu pile au milieu, en 1996 (sorti d’Émancipation). Et comme par hasard je me suis mis à écouter vraiment Prince avec Diamants et perles (1991) et son double Symbole d’amour, à la jointure de ces deux ères.
Donc ce livre pourrait avoir deux parties, une prémancipation et une postémancipation, avec le symbole comme… manifeste : O(+> .Mais évidemment, la seconde période, plus turbulente, plus secrète en même temps, me paraît beaucoup plus intéressante, et je me cantonnerai à elle. Il est évident que Prince demeure une énigme pour beaucoup, un inconnu pour tous. Plus personne ne l’écoute depuis Pluie lavande, ou, au mieux, la période que je viens d’indiquer : Crème/Charmante salope (album Symbole d’amour, 1992). C’était il y a trente années, et c’est quand il m’a intrigué, quand j’ai tâché de le comprendre et appris à le connaître — jusqu’à l’aimer au point de pleurer le jour de sa mort, n’est-ce pas ?
La période qui s’étend de 1996 a sa mort est la plus productive : 22 albums, que personne n’écoute : Boule de cristal (1998, en vérité une compilation d’inédits), La Vérité (1998), La Crypte : Vieux amis à vendre (1999, autre compilation de plus ou moins inédits), Délire 2 joie fantastique (1999), Les enfants arc-en-ciel (2001), Nuite Seul… (2002), Xpectation (2003), N.E.O.S. (2003), L’invasion Chocolat (2004), L’abattoir (2004), Musicologie (2004), 3121 (2006), Planète Terre (2007), Fl3ur2lotus (2009), MPLSon (2009), 20Dix (2010), Plectrumelectrum (2014), L’ère de l’art officiel (2014), FRAPP&COURS Phase Un (2015), FRAPP&COURS Phase Deux (2015). Plus trois live officiels (les premiers de sa carrière, alors qu’on connaît son potentiel scénique) : Nuite seul… en concert, Delacroix, Nuits indigo ! À quoi s’ajoutent toutes les célébrations, nombreuses, qui ont lieu alors, entre l’intronisation au R’n’r Hall of Fame en 2004, et les deux séries de concerts à Montreux en 2009 et 2013, qui à mon avis représentent une espèce d’achèvement personnel.
Personne ne l’écoute : il faudrait réparer ça. Et puis cette trajectoire, marquée par la musique, qui embrasse tragiquement — au dernier moment, depuis la fiction, son irruption dans le monde réel : le nôtre.
Note importante Ce travail est un travail de fiction, en aucun cas un documentaire ou un “biopic”.
Note Parti-pris : tous les titres des œuvres (albums et chansons) sont traduits en français. Une contrainte supplémentaire avec Prince, qui utilise des symboles à la place de certains mots, dans tous ses titres (mais aussi dans les pages exhumées de sa biographie) : un œil pour I, ‘U’ pour you, ‘2’ pour to, ‘4’ pour for, etc., ce qui est évidemment intraduisible.
Sources
Il n’y a pas beaucoup de sources très valables sur Prince. Il n’y a pas, à ma connaissance, de livre qui fasse somme : tous les articles que j’ai pu lire depuis sa « fin » en 1994 et encore plus depuis sa disparition l’an dernier sont creux, malrespectueux ou plus justement ignorants de tout le parcours (albums et parfois même concerts) des années 2000. Ils sont de piètre qualité et d’un recours dispensable.
Il existe une espèce d’autobiographie, écrit avec Dan Piepenbring (The Beautiful Ones, New York, Spiegel & Grau, 2019), mais elle est médiocre.
Restent les disques, les chansons. Et les vidéos des concerts, parfois d’interviews, qui sont, pour le coup, depuis son décès, pléthore. Quelques documentaires aussi, dont un particulièrement intéressant : Slave Trade: How Prince Re-Made the Music Business, de Elliot Riddle ; et, en effet, cette même époque de tremblement, de catastrophe, pour Prince, coïncide avec cette vision d’un futur de l’industrie musicale, dont aujourd’hui on constate l’évidente intelligence.
J’ajoute qu’une partie essentielle des informations liées à la musique provient d’un site encyclopédique, The Vault, est, comme son nom l’indique, une mine !
Thèmes
Prince est un homme des années 80, dans ce qu’elles ont pu produire de mieux, catalysant funk et pop avec le punk-new-wave (il n’y a pas de musique dans le monde qui ressemble aux trois premiers albums de Prince, surtout Esprit sale, 1980), et de pire : la soupe, la gomme parfumée, les synthétiseurs, les boîtes à rythme. Prince n’a aucune limite (aux dires de Sheila E) : en un sens il incarne tout ce que la contre-culture travaille : il transcende les genres (dans tous les sens du thème) : musicaux, ethniques, sexuels, artistiques, biographiques : controverse est son mot d’ordre : peut-on fonder un empire sur de telles bases ? avec le risque, peut-être de dissoudre là ce qui pourrait faire sa singularité. Non, singulier, Prince l’est ; mais alors pourquoi est-il aujourd’hui inconsidéré ? On loue le génie, mais personne n’écoute les disques. S’abandonnant à une sorte de spiritualité envahissante, pour ne pas dire encombrante, il s’échine dans une forme que tour à tour il domine (période Nuite seul…), ou qui le dépasse (projets du genre Fl3r2lotus).
Prince est assoiffé, non pas de gloire ou de succès ou même de fric, mais de reconnaissance par ses pairs : qu’on le reconnaisse comme guitariste et rocker, mais bassiste et funker, mais chanteur et rappeur, mais soliste et pianiste aussi ; entre les cases, comme entre les gouttes, il touche à tout et veut toucher tous : c’est sa croix, c’est peut-être son échec : c’est son génie.
Nul n’incarne mieux l’idéal de la caverne artistique, la crypte (vault), mais cet acharnement à produire de la forme perd souvent son objet en route. Celle-ci est pourtant ce à quoi nous avons accès, nous, comme amoncellement de scories, inventaire d’écume, catalogue de bran.
Local héros examinait l’énigme de l’appel de la forme ; Un de ces jours exposait le mystère de la forme aboutie ; Avalanche explore les frontières et limites du territoire de la forme.
Pistes
1. Jours sauvages
2. Musicologie
3. Quand je pose la main sur toi
4. Xénophobie
5. Regarde
6. Beau marginal
7. 2 bar en bar
8. 3121
9. Judas : son sourire
10. Avalanche