Microfiction (cérofiction) de la série Résidences, celle-ci écrite de mémoire
Je n’étais jamais venu.
C’était la première fois. Invité par un cousin germain à son mariage à Marmande, Lot-et-Garonne, je m’étais dit que ce serait divertissant de revoir quelques membres de la famille, et comme j’avais fait toute cette route depuis Vichy (Allier), j’en ai profité, après la fête, pour pousser jusqu’à l’océan, plus précisément à Lacanau (Gironde). Du côté de ma mère, toute la famille est de Vichy, et je suis resté dans le coin. Du côté de mon père ils sont plus à l’est encore, vers Colmar, et les deux branches se sont soudées à cause du travail ; toute ma famille est dans l’eau.
Le cousin est de la branche alsacienne (faire de l’eau en Alsace, que voulez-vous), et si on ne se fréquentait pas vraiment, et si on se connaissait peu, au fond, j’avais gardé une certaine sympathie sur lui. De quelques années plus jeune que moi, il m’avait remplacé dans un appartement de famille que notre arrière-grand-mère avait à Lyon, quand on y a fait nos études. Un appartement place Bellecour, excusez-du peu, plus précisément rue Boissac, dans l’immeuble où se trouve la traboule. Pour ceusses qui connaissent. Bref, on s’était mieux connus à ce moment là on s’était entraidés à déménager.
Je ne sais plus bien quelles études il avait fait, et je ne sais pas bien d’ailleurs pourquoi on a fait des études, puisque on savait que, tôt ou tard, si le goût ne nous écœurait pas, on travaillerait, nous aussi, « dans les eaux ».
Et tout cas on n’a pas bu que de l’eau au mariage, et après les festivités, je me suis mis en tête de rejoindre l’océan, que je n’avais jamais vu (on est plutôt des terriens nous autres, même si on fait un peu sourcier, on a les pieds dans la mousse ou le plus souvent dans la fange).
J’étais fait comme un coing, à l’aube, mais je parvins à passer sans encombre sous Bordeaux, que je ne connaîtrais jamais visiblement, au plus vite, tout en me souciant comme d’une guigne de la Lande voisine. J’ai tiré droit sur Lacanau. Les toutes premières lueurs commençaient à poindre derrière moi quand je laissai la voiture sur un parking et descendis dans le sable.
Je n’ai pas dit que c’était l’été, ce n’était pas tout à fait l’été, le tard printemps plutôt, mais le climat était exceptionnellement clair (je parle ici de lumière, même pour l’aube, même pour la nuit !) et chaud (déjà dans le tout petit matin aussi – la nuit avait d’ailleurs été chaude). Pour ne rien gâter, une fois n’est pas coutume, j’avais deux jours devant moi, deux grands longs jours à consommer pleinement, complètement, sans se faire suer à penser au bilan comptable ou à la réunion d’ajustement de la production. Étrangement le mariage avait eu lieu un jeudi (sans doute pour dépenser moins, je me suis dit, Marmande c’est joli et ce qui est joli n’est pas donné ; imaginons le même mariage à Vichy, sans une taverne de Gannat, arrosé de Saint-Pouçain !) et que je n’avais aucune pression d’aucune sorte depuis un long moment. Je n’avais qu’à jouir du moment. Malgré l’air marin, je m’assoupis tranquillement sur le sable, sans nécessité aucune de me couvrir plus que de mon costume, à présent froissé et probablement taché.
Je dormis mal, toutefois, non à cause du froid, de l’alcool, mais pour une raison inconnue, une grande lame froide comme apposée sur mon âme. Sans doute la fatigue a-t-elle servi de rets, de filet, comme d’un coin fiché, entraînée par cette trop longue fatigue, venu clouer ou nourrir ou servir d’aiguillon à une fatigue plus essentielle, une grande claque glacée, une lassitude nervée, la langue noire de la mélancolie.
Lorsque le soleil parvint à se hisser au-dessus des habitations du front de mer, et me réchauffa un peu, il devait être à peine six heures du matin, je voulus me baigner afin de nettoyer tout cela. L’eau était agitée, il y avait de beaux rouleaux, mais rien qui ne me semblait anormal. Les premiers estivants arrivaient, par petite grappes colorées. Les premier surfeurs aiguisaient leurs planches.
Je nageais, et m’oubliais un peu. Oubliais les minutes comme les évènements, me laissait porter par le courant et m’abandonnais à l’eau. Quel bonheur était-ce, je flottais, je ne faisais rien, je – comme on dit aujourd’hui – je lâchais prise. C’est le moins qu’on puisse dire…
Comme je me laissais prendre par l’eau, et surtout pas ses courants, je roulais et ne faisais plus obstacle, j’étais libre, un peu comme dans certaines chansons chinoises mystiques qu’on ne comprend pas très bien, un genre de truc un peu christique, laisse-toi manipuler, bousculer, pire encore ! Tends la joue droite.
Je ne pensais rien. Tout était bleu, le ciel qui s’éclairait peu à peu, et les vagues qui était dures, dures parfois comme des pierres. Je voyais peu à peu s’éloigner les planches des jeunes filles et des jeunes garçons à l’assaut des rouleaux… Puis je décidai de rentrer. J’étais réveillé.
Je sortais de l’abrutissement de la fatigue et l’ennui et le vin, et je pris la décision que c’était assez, qu’il fallait penser aussi à trouver un croissant, une baguette…
Un peu déboussolé par les lames d’eau, je parvins à retrouver le sens et je me dirigeai vers le rivage… ou tentai de le faire…
Je n’avais pas pied, mais je n’étais pas un mauvais nageur – plus justement j’aimais me mettre à l’eau, n’en avais pas peur ; ce n’était pas exactement, je l’éprouvai alors, la définition d’un bon nageur… je n’avais pas pied, mais plus je tendais vers la rive, moins (avais-je l’impression) celle-ci ne se rapprochait.
Je luttai un certain temps. Je compris que j’étais fatigué. Je compris que j’avais été trop loin, et qu’on ne rigolait pas avec l’océan. Je compris que j’étais dans de beaux draps, de beaux draps bleus et brodés, d’eau furtive et fourbe.
Je luttai mais ne parvenais à rien. Je m’échinai en vain. Tous les membres brûlaient, hurlaient. Les bras et les jambes, mais les mollets, les avant-bras. Je m’étais trop excité contre un mur sourd et aveugle. Je me repris en faisant la planche. J’y parvins quelques instants, mais la mer était trop active pour que je puisse m’appuyer décidément sur elle. Je m’agitais en vain, jusqu’à ce que ne survienne un intense et malvenu sentiment de panique. Je regardais le ciel et me disais, Voilà, c’est le moment, tu vas rester ici, te noyer à la station balnéaire, pour une bêtise qui t’aura porté au cœur des éléments. J’exagérai un peu.
Je vis alors passer une surfeuse, qui comprit que j’étais en difficulté. Elle n’en avait pas trop envie, mais elle vint vers moi, je devais avoir l’air résigné à la noyade. Vous allez bien ? venez ! et elle me ramena en arrière jusqu’à avoir pied. Grâce à elle j’étais sauvé.
Aujourd’hui je vois cela de loin, cela me paraît si simple à la fois et à la fois si ridicule. Tout ce dévouement, toute cette énergie, toute cette allocation de compassion.
Mes pieds, mes bien vite seulement mes orteils, tâchaient de s’ancrer profondément dans le sable ondulé que je sentais. Mais bientôt le fait d’avoir pied ne suffisait plus au manque flagrant d’air et à la tétanie dont j’étais l’objet.
Je me noyai à nouveau, la planche ne fonctionnait plus, je commençait à sombrer : ceci, je le compris au voile gris qui petit à petit glissa sur mes yeux, entravant au bleu du ciel et au bleu contrastant de la mer sur lui… je quittais le monde absurde du bleu, de tous les bleus.
Probablement sur la plage, ma chorégraphie s’était-elle vue, je ne voyais ni n’entendais rien, mais tout à coup je vis débaruler un énorme type, musculeux, blond barbu du nord, qui m’ordonna en anglais de saisir sa main… et qui me ramena sur la plage.
Je ne sais combien de temps, au centre d’un attroupement de badauds, ce type – américain ou pire : australien – m’a fait la morale et la leçon sur le danger des rouleaux et sur les techniques de nage obliques, je n’étais plus dans le bain d’écume, je n’avais plus la triste sensation de mourir, mais en fêtes soutenues, en arabesques, en myriade et tourbillons. J’étais moitié nu, au soleil de la plage, sous le doigt vengeur de mon sauveur, ange gardien sermonneur, droit issu de l’Ancien Testament, répétant à l’envi les conseils et les interdictions et les commandements.
Je ne serais pas mort ce jour là, dans les remous traîtres de l’océan, et je n’aurais vu ni Bordeaux ni la Lande voisine. Lorsque je roulais vers Brive-la-Gaillarde, puis Ussel, je n’avais pas d’idée, je n’avais plus pensé à rien, j’avais l’esprit évidé, galactique. C’est un peu comme si frôlant la noyade, j’étais venu au monde une nouvelle fois.