J’ai passé plusieurs heures à nager dans les notules et paperolles, les fiches et les feuilles de classeur du dossier de travail du second volume, impublié (en tant que tel), des Fleurs de Tarbes, consacré plutôt à la Rhétorique — face à la Terreur. J’accumule aussi ainsi ces réflexions pour l’état critique de la critique en France — le défaut critique.
En cherchant une citation de Paulhan (sur internet) je tombe sur celle-ci, de Blanchot (La part du feu) :
Le langage courant est tel que nous ne pouvons pas le voir, en même temps, dans son ensemble, sous ses deux faces. Si alors il n’en existe pas moins (en droit), cela tient au fait qu’il est essentiellement un dialogue : il appartient à un couple, le parlant et l’interlocuteur, l’auteur et le lecteur. Les deux rapports du langage se manifestent, dans leur duplicité, par cette autre duplicité de l’homme qui parle et de l’homme qui écoute : aspect idée, d’un côté, du côté parlant le plus souvent — aspect mot, du côté du parlé. « Pensée d’auteur, mots de lecteur, dit Jean Paulhan ; mots d’auteur, pensée de lecteur. »
Et en revanche je trouve chez ce dernier (je dois encore référencer ces notules, si elles sont dans les Œuvres ou non — je n’ai pas le livre avec moi) :
Chaque doctrine obtient l’opposé1.
Recomposant ainsi l’état impensable par une collaboration.
(Il est aisé de l’imaginer collaboration, mais peut être dans un seul homme, à la fois auteur-lecteur.)
Cet état, mystérieux, est leur horizon, et, chez Paulhan, un lieu mystique où advient leur épousaille, sans doute, non sans mal, « celui dans lequel nous cherchons à revenir : celui qui obstinément, obscurément, nous recherchons », mais aussi un état « où le plaisir et la douleur ne font qu’un ».
Sans revenir ici sur les tenants et aboutissants des deux versions, d’ailleurs binaires et disons méthodologiques, heuristiques, de la Terreur et de la Rhétorique, comme j’avais évoqué par ailleurs2 la nécessité de cette collaboration (mais je trouve le mot ici et maintenant), Paulhan m’amène de sa main leste et élégante, de l’eau à ce moulin :
Que veulent-elles toutes deux : un tao. Une fusion = mot – idée
Où — en s’abstrayant de cette image, et de toute la mystique du secret qui est évoquée souvent, notamment dans Clef de la poésie l’on retrouve donc l’espèce de forme multifactorielle, multidimensionnelle, approchable depuis la ligne de crête dont j’ai également aussi parlé3 et dont la silhouette se dessine étrangement — étrangement se dessine, veux-je dire.
N’en déplaise aux antimodernes, aux Romantiques de tout poil, par exemple ceux qui, aujourd’hui, défendent une philosophie du vivant (évidemment non-humain) (j’y reviendrai, par la force des choses ; il m’importe de préciser la nature du trouble), qui rejettent arbitrairement la différence sujet-objet (et comme par ricochet culture-nature), et à tous les no-borders de la pensée, j’ai l’intuition que c’est un assemblage complexe de couples (donc binaires par définition) qui forme cette forme étrange, ce tao, cet état.
Le couple rhétorique/terreur (la forme/le fond) ; le couple odyssée/illiade (Ulysse/Achille, le voyage/le siège, la ruse/la force4) ; le couple sujet/objet donc (l’émotion/la science) ; le couple nature/culture (le sauvage/le domestique) ; etc.
Or c’est précisément dans la barre oblique, /, dans l’entre-deux, que se situe ce mystère, ce tao, et que, suivant ici un chemin connu et déjà parcouru, chaque couple, chaque opposition binaire est en réalité, un peu comme en musique, une réalité ternaire, une triade, les « trois faces » (mot, chose, pensée) qui forment, toujours selon Paulhan, chaque mot. L’entre-deux est un entre-trois, ou plus justement, l’entre-deux est le tiers lieu, le tiers manquant de toute critique. Car la critique, finalement, à son point le plus haut (son point de fusion) pourrait être considérée comme la fusion de la lecture et de l’écriture, que j’aime à représenter sous forme d’&.
- En l’occurrence, la position de la Terreur, celle de la Rhétorique. ↩
- La littérature inquiète, où je parlais, sans savoir — on parle souvent sans savoir — de Tao. ↩
- Ibid. ↩
- Occasion, encore, que je retrouve plus tard chez Lacoue-Labarthe : « Deux “scènes primitives”, c’est probable, commandent l’Occident. Et sa littérature. Ou l’Occident comme littérature.
Elles sont toutes deux installées – à jamais – par les poèmes homériques. C’est la scène de la colère (Achille, L’Illiade) ; et c’est la scène de l’expérience (…) (Ulysse, L’Odyssée). » (« La naissance est la mort », fonds Lacoue-Labathe, Imec.) ↩