Il me faut présenter l’objet de ma présence en ces lieux.
J’ai été invité par l’Imec à venir nourrir la réflexion interne sur son lien à son alentour, à son environnement, entendu (je crois) comme son territoire et ses habitants ; c’est donc à la fois comme auteur et naturaliste que je suis invité, dans l’idée, pourquoi pas, d’éprouver cette double tendance, dont, en quelque sorte, la résidence à Fontainebleau représentait la première étape (le château comme interface entre le milieu sauvage et la milieu le plus humain, le plus symbolique qui soit, la ville).
Ce n’est pas un château, mais une abbaye. C’est loin d’être négligeable. L’abbaye accueille des moines ou des moniales qui consacrent leur vie à la spiritualité, à la dévotion, à la contemplation ; elle se tient distante de la ville et, un peu comme le château, repose entre deux réalités : la nature d’une part, et le commerce des hommes de l’autre. Dans les deux cas, la structure architectonique apparaît comme interface où se joue l’intercession, dans un cas avec le souverain, dans l’autre avec le souverain des souverains, Dieu. Dans les deux cas, ce retrait, cette élection, impose toutefois une organisation territoriale, ne serait-ce que pour subvenir aux besoins élémentaires, notamment l’approvisionnement de nourriture. Ainsi l’abbaye comprend-il souvent un certain nombre de bâtiments agricoles, de stockage comme la grange aux dîmes (une taxe en nature), mais également un secteur de production (bêtes ou plantes, et la plupart du temps, un jardin).
Ainsi donc, l’abbaye pourrait être une deuxième étape de la réflexion sur le lien humain-nature. Ici, quand on balaye l’argument théologique qui ne nous importe pas (mais qui fera son retour par la bande), et qu’on laisse également de côté la dimension politique et la discussion sur le pouvoir du prince, on en vient évidemment à la problématique de l’archive elle-même.
Je vais donc d’une part appréhender le lieu (limité par une enceinte) de trois manières au moins :
- l’inventaire du vivant dans l’enceinte, ceci concernant la flore, la fonge, la faune ; évidemment le monde bactérien sera délaissé, mais également une grande partie de la fonge et de la faune, pour d’évidentes raisons de compétences : je suis botaniste et malacologue ; je saurais reconnaître quelques insectes ou crustacés, quelques reptiles, oiseaux ou mammifères, mais de manière extrêmement anecdotique. En revanche, les plantes et les gastéropodes présentent le non négligeable avantage d’exprimer assez fidèlement les conditions physico-chimiques et climatiques et biologiques d’un lieu, du fait de leur vagilité nulle ou quasi nulle. De plus mon approche n’est pas simplement biologique, elle est cénologique : je m’intéresse donc aux communautés de plantes (les végétations) qui sont d’autant plus pertinentes qu’elles dessinent un paysage. Enfin, éléments non négligeables de la faune présente, les humains seront également concernés, notamment les provenances et les sujets des chercheurs…
- l’inscription du site dans un territoire non-vivant, et vivant, non-humain et surtout humain ; je retrouve ici mon approche choréologique, qui permet de saisir les caractéristiques d’une région naturelle ou d’un terroir — ici la Campagne de Caen ; ce territoire possède-t-il ses propres caractéristiques, qui imposent par exemple un certain type d’agriculture (oui), un certain type d’architecture (oui), mais encore un certain type de comportement social et politique ? Oui, bien sûr, et ce malgré les évidentes transformations historiques, le territoire est un complexe de données également « relevables ».
- l’interpénétration de ces deux premières dimensions en façonne une troisième, qui représenterait la part symbolique de l’ensemble, et c’est alors — me semble-t-il — que la fiction peut nous venir en aide. La physique et la biologie, puis la géographie et l’histoire, produisent tout une série de symboles, évidemment redoublés lorsqu’on se place dans un site accumulant autant de fonctions noétiques, depuis la fonction religieuse, jusqu’à la fonction culturelle, en passant par les « déformations » de l’histoire, d’abbaye en site de production agricole, d’abord au 19e siècle après la Révolution, et de dans la deuxième partie du XXe siècle, d’abbaye en lieu de combats de la Guerre de Cent Ans, des guerres de religion, jusqu’au second conflit mondial, etc.
L’archive : l’archive c’est le stockage de choses très anciennes, et c’est directement importé du grec au latin *archieus, par exemple chez Fronton : “Qui mos si fuerit inductus, ut defunctorum testamenta ex provinciis transmarinis Romam mittantur, indignius et acerbius sic testamentorum periculum erit, quam sit si corpora huc defunctorum trans maria trahantur adflicta injuriose. Tum detrimentum neque mortuus neque peculium capiet. Sepultura enim cadaveribus in ipsis injuriis praesto est : Sive maria naufragos devorent sive flumina praecipites trahant, sive harenae obruant, seu ferae lacerent, sive volucres discerpant, corpus humanum satis sepelitur, ubicumque consumitur. At ubi testamentum naufragio submersum est, illa demum et res et domus et familia naufraga et insepulta est. Olim testamenta ex deorum munitissimis aedibus proferebantur aut tabullariis aut thecis aut archieis aut opisthodomis ; at jam testamenta proferunt sicut jactitarint inter onera mercium et sarcinas remigum. Id etiam superest, si quando jactu opus est, ut testamenta cum leguminibus jactebtur. Quin etiam portorium constituendum, quod pro testamentis exigatur. Antehac non constitutum, quia testamenta nondum navigarent salis ad exemplar sicque replerent aliquo ducente teste.”
Aut tabullariis aut thecis aut archieis aut opisthodomis : des salles des munitions, des coffres, des archives ou des sacristies des temples.
Ainsi sommes-nous devant cette drôle d’alternative, et nous ne cesserons de la retrouver : l’archive est-elle contenant ou contenu (ce qui est l’une des apories constitutives du vivant : un dehors-dedans) ? Très probablement il faudra saisir notre manuel-Derrida, des hôtes (le mot hôte est bien choisi pour sa double définition) céans le plus demandé. Et sur ses traces (si j’ose dire), orienter notre inventaire d’archive, si cela peut se dire, gardant en tête, toujours, que ce que nous conservons — et je peux en parler, ici, maintenant — n’est jamais qu’une manière raffinée de celer, oblitérer, oublier… une affaire classée…
Et comme je concluais, mon voisin de chambrée, Arno Bertina, me le dit : n’enterre-t-on pas les livres ?
Mais je suis venu, non pas pour excaver l’archive, mais pour relever, au contraire, les traces du vivant en ces lieux. Projet ambigu, polysémique, transversal… pour débuter cette espèce de liaison, liaison entre l’habitant et le chercheur, entre l’inventaire et l’archive, entre la vulgarité du réel et l’idéalité du symbole.
Exposant rapidement ces grands écarts, Arno me fait justement remarquer, également, que si l’archive est comme une espèce d’accumulation infinie de mémoire, la plante ou la végétation ou tout être vivant est au contraire un éternel retour, sans cesse rajeunit (et oublieux). Et c’est précisément ce que je viens interroger ici : si l’une des préoccupations principales des bibliothèques est bien le désherbage, ne peut-on pas également concevoir toutes ces herbes qui peuplent l’abbaye comme une mémoire même ? Une mémoire cyclique certes, une mémoire répétée (radotante ?) mais une mémoire, i.e. une forme aboutie d’une histoire, donc du mouvement ?
beau séjour (une amie en a ramené beaux souveniirs et un petit livre)