L’une des rares voix critiques de notre temps, Claro, exprime dans le Clavier cannibale toute la difficulté qu’il y a à être ce qu’on appelle un écrivain, expérience tout entière tournée sur l’échec, le ratage, et ce que j’appellerai l’inquiétude.
Il faudrait tout de même rappeler qu’il n’y a guère de profession qui n’en soit moins une, et qui attire pourtant autant les foules.
Ecrire est douloureux, et l’écrit ne résout rien. Au-delà de cette impasse, aucun débat sur le support, la librairie, l’édition, ne tient la route.
Pourquoi veulent-ils tous écrire ? La question se pose.
Mais en vérité, tous ne veulent pas écrire, tous veulent être écrivain, et la nuance est profonde.
Qui rêve de nuit d’insomnies, de vie sociale réduite au minimum, quand encore il est indispensable, de cernes, de corps abandonnés en friche, de mauvaise humeur, d’excipients divers et tous aussi nuisibles les uns que les autres, de sobriété excessive, de manque d’argent, d’odeur de transpiration, de nuits hantées, de peaux grises, de hantises longues et tranquilles ?
Samuel Beckett le dit, et Claro le cite, et je me plais à le citer à mon tour : Try again, fail again, fail better.
Je ne suis pas celui que je rêve d’être. Je me suis attelé à une tâche immense, insensée : écrire.
Alors tu écris. Tu écris, et écris encore. Puis tu t’aperçois, au bout du compte, à ce point où tu ne cesses de reculer, que tu ne peux plus reculer. Puis tu te rends compte qu’écrire, ce n’est plus un problème de tourner joliment une phrase, de bâtir un monde ou de rendre aimable un personnage.
Non. Ecrire commence là où tu choisis d’affronter le langage, et par le langage non pas le monde — qui se passe de toi et de ton minable atterrement — mais quelque chose… à la fois de plus intense et de plus intime ; une réalité qui n’est pas le réel, mais l’image qu’ils se font du réel. Tu as l’impression fugace et pourtant tenace, insaisissable clou, que ce travail requiert toutes tes nuits, et que tu as été désigné pour creuser la nuit, excaver tout l’obscur (et donc le volume) du silence.
Ecrire c’est arracher à terre où tu te précipites les poignées du silence. Et qu’il vienne corriger la confiante paroi, tôle lisse, glissante et entière, apposée au monde.
A ce titre, écrire ne relève plus de l’acte naturel, n’a plus lieu d’être en ce monde. Nous avons ouvert la boîte.
Ecrire, même ici, c’est toujours briser l’écran.