J’appelle inquiétude de la littérature, le basculement impénétrable et inexorable, entre LIRE et ECRIRE et qui fait de chaque lecteur un écrivain (on dirait mieux « écriveur », mais ce n’est pas très heureux, ou « scripteur », mais cela fait trop Nouveau Roman ou Tel Quel) et de chaque écrivain (écriveur-scripteur) un lecteur.
Ce mouvement est à la fois un mouvement qui suscite l’angoisse, l’incertitude, et le désir. On en trouve des racines dans la dialectique du mal chez Georges Bataille, sans doute, mais aussi dans la thématique du secret et du mensonge chez Jean Paulhan.
Ce mouvement est un mouvement perpétuel : lorsque s’arrête de vibrer l’inquiétude littéraire : l’auteur|(lecteur-écriveur) est mort. Lorsque l’auteur|etc. n’est plus en mesure de mesurer sa peur, ou de traverser son effroi, il n’est plus.
Un cas particulier consiste en la publication du livre : à présent l’écriveur a disparu, et le lecteur n’est plus que seul lecteur : l’auteur a disparu, comme auteur : il est devenu écrivain (c’est-à-dire qu’il est mort).
Lecture et écriture sont follement liées, liées amoureusement, liée par une érotique poétique commune : celle du secret et de la curiosité. Aucun scripteur n’écrit qui n’aie déjà lu. Aucun lecteur ne lit qui n’aie jamais écrit.
Ce rapport est d’autant plus érotique qu’il est fondé sur une dialectique du désir ; écriture/lecture, malgré leur assise inquiète, ou par elle, ne peuvent se concevoir ou s’entreprendre sans l’ouverture charmante à l’incertain, et l’abandon à ce qui vient.
Et que vient-il ? Que viendra-t-il ? Vient la suite, la parole suivante, vient ensuite le corps de la parole, et le corps entier, quoique silencieux, est tendu vers son irrésolution, et l’irrésolution est plus forte, et emporte tout, et il faut continuer, aller, venir, jusqu’au bout de la phrase, jusqu’au bout de la page, et jusqu’au bout du livre.
La littérature inquiète. Ce n’est pas qu’un jeu de mots, ou un habile quiproquo. La littérature inquiète parce que, justement, le va-et-vient : substantif ou verbe ; transitif ou intransitif : la littérature inquiète : elle gêne tout autant qu’elle se gêne ; elle contredit, contrarie, elle contre, littéralement et simplement. Mais elle agit aussi contre elle-même : remettant le langage en question, elle se remet aussi, de fait, en question ; elle remet donc l’identité en question, sans toutefois prôner à tout prix la différence. La littérature se définit comme l’entre-deux, le va-et-vient, l’interstitiel même.
Quelle valeur, quels attributs donner à l’interstice, à l’inabouti, l’inachevé, à ce qui se fait et, se faisant, se défait tout autant. Quelle valeur, quelle qualité, quel sérieux donner à ce qui se dérobe sans cesse ?
La littérature inquiète.
La littérature est l’entre-deux, le va-et-vient, le ni… ni…, le aut… aut… Elle n’a que faire de dire, d’expliquer ou d’élever. Elle se fout bien de comprendre ou de décider. Elle n’est pas de la règle, de la loi, elle n’est pas du langage qui est enseignement.
Pour autant, elle n’a pas pour seule vocation de plaire, de distraire et d’amuser et de faire valoir : elle touche fort et fore loin. Elle ébranle, et secoue. Elle râpe et déchire. Elle peut ravir aussi, et exaucer, mais ce n’est pas dans une fonction d’assouvissement, (de plaisir), ou de contentement.
La littérature n’est pas du contentement. Elle ne peut s’opposer à lui n’étant pas de son monde. Elle abhorre ceux qui sont contents d’eux, les cuistres, les médiocres.
La littérature n’est pas contente d’elle-même. Elle doute, constamment. Elle doute même d’elle-même. Elle ne sait pas où elle va, elle vague et divague, elle délire, elle est un chien errant, un chien fou, enragé, ou une abeille. Ou un organisme pluridisciplinaire, indiscipliné. Des pseudopodes. Des cellules. Une colonie. Ou des plantes, des lianes, qui avancent sans se mouvoir, intransigeantes avancées du végétal.
C’est probablement le début de cette recherche, à suivre…