Depuis le mois de décembre, à l’initiative de la Panacée de Montpellier, je suis en résidence avec trois autres membres du Général Instin : Patrick Chatelier, auteur et initiateur du projet, Eric Caligaris, musicien et plasticien et Sylvain Périer, SP38, affichiste. Notre mission : occuper un espace sur le site élaboré par Eli Commins et le centre d’art, Textopoly. Cet espace, Espace Autonome Instin est une perception flou, instinienne, d’un modèle de ville, inspiré par la visite de l’ancienne Ecole d’Application d’Infanterie, à présent désaffectée et en attente d’un nouveau destin municipal (école, logements étudiants, tram). Nous visitons la ville avec des yeux hallucinés, nous brouillons les pistes, nous mélangeons les itinéraires.
NB Partie de ce texte a été publiée sur Remue.net.
Première visite à l’Ecole d’Application d’Infanterie
Le chemin est peu satisfaisant, car personne ne parle, ou à peine, et le paysage va se dégradant. Après le faubourg, les zones intermédiaires, sans identité, où la voirie devient encombrement et exubérance. C’est le règne de la voiture, il faut passer dessous des brettelles de béton, dessus des avenues engorgées.
La rue Lepic, elle, est longue et droite, et dessert des villas un peu anciennes, basses et sans commerce, un hôtel (Hôtel les Myrtes), peut-être, non loin, une école.
Au bout, c’est l’E.A.I, l’Ecole d’Application d’Infanterie, terrain de manœuvres qui allait inspirer, sur Textopoly, l’Espace Autonome Instinien. Le mur d’enceinte qui fait face à la rue est décoré de fresques de silhouettes de soldats et de véhicules, d’un hélicoptère, d’un chasseur alpin, toutes, noires, et l’inscription à la manière d’un tag (incongru, ici) :
Tradition
—
Modernité
Nous attendons notre rendez-vous, qui semble en retard, mais après quelques minutes, nous nous apercevons qu’il est déjà dedans, le gardien, et quand nous nous présentons, il nous apprend qu’il n’a pas été informé de notre venue. Il nous ouvre pourtant, et bien volontiers. C’est qu’il est curieux de notre intérêt pour la chose militaire en général, pour l’E.A.I. en particulier. Nous discutons sereinement dans un coin de la place d’armes, devant les bureaux, alors qu’un soleil d’hiver peine à percer les volutes humides du petit matin, mourant, mort.
Le gardien, M. D., semble très intéressé par notre projet et nous apprend qu’il a été élève dans cette école, et même, à la fin, seconde classe… mais ça, juste avant la fermeture. Car l’école est donc fermée, il n’y plus personne, il n’y a plus que lui, reconverti, après la retraite, dans une société de gardiennage… il y a toujours un uniforme, de bonnes chaussures, des trucs qui pendouillent à la ceinture.
L’école fermée, ce sont les gens partis, les odeurs et les sons arrêtés, les bâtiments comme les hommes rendus à leur solitude, à leur inutilité. Le lieu est désolé. D’autant plus désolé qu’il est immense, non pas construit à hauteur d’homme, mais peut-être à hauteur de nation, une ville complète dans une ville, trente-cinq hectares autour du “fait militaire”…
Et plus encore, pas seulement de l’être-militaire mais du devenir-militaire, car nous sommes bien dans un centre de formation. Un centre de formation abandonné, un centre de résidence abandonné, une ville peuplée de fantômes.
Notre guide nous montre le placard aux clefs où, sur une vaste carte, un plan de masse, chaque bâtiment supporte une épingle où sont suspendues toutes les clefs dudit bâtiment, c’est-à-dire des milliers de clefs, maintenant revenues à leur placard, dans l’attente qu’on les prenne. Nous en prenons quelques-unes, nous visitons d’abord l’E.A.I. par le dessus, sur un plan plein de clefs, les clefs recouvrant les noms qui, nous le sentons tous les trois, vont devenir pour nous des lieux d’extrapolation et de création : de fiction en somme.
Nous naviguons et naviguerons ainsi sans cesse de la réalité abrégée à la fiction infinie, entre l’E.A.I., ses pierres et ses silences, et Textopoly où peut-être (c’est évoqué un instant) nous la dédoublerons. Nous naviguons sans cesse entre réalité et fiction, et ce décalage n’est pas seulement visible ou palpable par les monstres qui pourraient sortir brusquement de nos cerveaux, de nos yeux ou de nos appareils mécaniques (appareil photographique, dictaphone, carnet, crayon), il est également personnifié par notre guide lui-même, que la visite émeut et excite tout à la fois. Une partie de sa vie se trouve scellée dans ces murs et, pour lui, parcourir ces lieux en nous les présentant, en se les remémorant, est visiblement une épreuve de joie et de tristesse mêlées.
Nous parcourons le musée, qui était l’unique lieu accessible aux citoyens montpelliérains, et qui est lui-même, encore, un autre lieu unique dans le lieu unique, une autre hétérotopie dans l’hétérotopie. La lumière éteinte (pas d’électricité), nous parcourons les salles, vidées de leurs pièces muséales, dont il ne reste que la structure : les vitrines ouvertes, les décors eux-mêmes fantomatiques : terrain de manœuvres ou de guerre du monde entier, depuis les espaces enneigés des cercles polaires ou des montagnes, jusqu’aux étendues sableuses des déserts d’Afrique ou d’Asie. Là devaient se trouver les armes ou les uniformes d’une histoire de l’armée et du combat, avec cette nuance de la présentation patrimoniale, comme une collection de jouets, comme des G.I.Joes qu’on aurait évacués ou dérobés. Ici, la reproduction de trace de bottillons dans la neige, des crampons… là, un décor végétal, et on a laissé les plantes scarieuses ou épineuses des déserts. Nous sommes nous-mêmes émus par ce que nous voyons.
Nous découvrons la chapelle, où toutes les religions tenaient office, à tour de rôle ; puis le cinéma qui porte étrangement l’inscription CARABINIERI. Nous pensions à une délégation italienne, mais non : c’est un décor de cinéma pour un film qui a en partie été tourné ici après la fermeture. Les gigognes s’affolent, se mélangent ; réalité et fiction sont maintenant totalement embrouillées.
Nous visitons l’état-major, la salle informatique, les bureaux, et les fils arrachés, les armoires vidées, les portes entrebâillées ; un coffre-fort abandonné. Nous passons à côté de l’ordinaire, qu’on appelait Sidi-Brahim, et le long des salles de sports, des garages, de l’infirmerie, du foyer, et des logements des “troufions” aux noms évocateur de Languedoc, Provence, Lorraine.
On apprend qu’il y a encore des espaces accessibles dans l’autre secteur de la caserne, dont une grande partie a été ouverte au public (stades et parcours du combattants ou piste d’audace) (le parc Montcalm), et il faudra revenir : le mess et surtout la villa, la villa du Général, car oui, étant un centre de formation, tout l’état-major résidait sur place, y compris le plus haut-gradé, le Général Lui-même.
Cette visite nous comble, car nous y prélevons de la matière qui sera réutilisable par la suite ; de nombreux éléments coïncident avec la figure protéiforme du Général Instin et ces coïncidences nous procurent une joie profonde. La découverte de l’E.A.I. a été le déclencheur évident de notre travail collectif à la Panacée, et nous sommes très heureux d’avoir pu rencontrer M. D., qui n’a pas tari de renseignements.
Oui, il y a des souterrains à l’E.A.I. : ce sont nos textes, nos images et nos sons qui tenteront de saisir, par la démarche artistique, l’état d’entre-deux : plus déjà une école d’infanterie appartenant à l’Armée française ; pas encore un ensemble de bâtiments à vocation sociale, locative, artistique, de loisirs et de formation dévolu à la ville de Montpellier ; une ville miniature, saisie dans l’instant, dans un non-temps propice aux délires et aux investigations,
« A propos vous étiez dans quelle armée, vous ? » Personne ne répond, car aucun d’entre nous n’a fait l’armée. C’est peu dire que cette réalité est pour nous à la fois sauvage et mystérieuse — et sans doute aussi prometteuse, pour le territoire inopiné qu’il va nous falloir à présent parcourir.
INSTIN x TEXTOPOLY 0. Instin x Textopoly : présentation • 1. Le séjour • 2. Première visite à l’E.A.I. • 3. Le Septième Ciel, ou la folle machine fiction collective • 4. A.monument • 5. Préparation des ateliers d’écriture • 6. Des plantes et de la botanique • 7. Cimetières • 8. Du fait militaire • 9. Ailleurs (Sète, Cette, 7) • 10. Textopoly, petit précis de l’utilisateur