Ce texte est une série de notes, destinées à La littérature inquiète, texte en ligne se construisant peu à peu autour du concept du lir&crire. Il s’agit du début du troisième ouvrage, qui tire les enseignements des deux premiers et replace, dans leur contexte, et leur rapport, les œuvres de Maurice Blanchot (premier ouvrage) et de Pascal Quignard (second ouvrage).
Il y a une économie du nom singulière. A deux reprises, dans un article sur Montaigne et Klossowski resté inédit, Donner le nom (on peut en lire des extraits ici), et plus récemment, pour la Nuit Remue #5 : De quoi le nom, je me suis penché sur ce que dit le nom et ce qu’on entend dans le nom.
Depuis l’origine, c’est la question même. Et c’est la question même de la littérature, dont l’objet, n’est-ce pas, est le langage. Et l’hyperlangage, l’hypermot, le mot au-dessus des mots, est le nom. Le nom, le nom propre je veux dire, le propre du nom, apparaît comme le propre du mot, le propre du langage. Le nom propre est un mot efficient, un mot efficace, un mot actif, un mot unique, un mot qui colle à ce qu’il décrit : un mot performant. Il n’a qu’une ambition : dire le nom, nommer, c’est dire l’être. Un nom n’est censé renvoyer qu’à une seule personne. Le nom est seul. Royalement seul.
On nomme, on donne du nom, c’est la fonction de Dieu, la fonction d’Adam nomothète qui nomme les animaux de la Bible. Tout nom propre a sa part d’absolu.
Bien entendu, tout ceci relève du mythe, du cratylisme (dans le dialogue éponyme, Socrate utilise ce même mot de nomothète) et toute assertion nous démontre, en plus toute la philosophie moderne et contemporaine, que le rêve d’une langue pure, qui ne soit sujet ni à l’erreur, ni au contresens, ni à l’aporie, ni au délire demeure illusoire. Une abondante littérature aborde ces questions et je ne m’y aventurerai pas plus.
Précisément, et au contraire, je m’attarderai plutôt sur la part de langage propre à la littérature, dont c’est l’objet, ou du moins le matériau. La littérature est faite de noms et, si nous sommes d’accord pour ne voir dans le nom même, dans le propre nom propre de l’auteur (gardons ces mots pour le moment), pour ne voir qu’un texte, qu’un avatar du texte, alors nous pouvons considérer que les texte, leur contexte, leur architexte ou leur hypertexte ne sont que des éléments communs, quoique singuliers, de la littérature à l’œuvre.
Un nom est un mot textuel, en ce sens qu’il porte bien plus que la chose (réelle ou non) qu’il désigne. Il porte toujours plus d’un nom, il désigne toujours le supplément d’un nom. Il est une pelote, une intrication de mots autres, de noms communs, et il sert, ainsi, de point d’accord, de croisement, de balise disjonctive, d’interrupteur. Le nom est entrelacs. 1
Lorsque nos yeux croisent un nom, un nom propre, au fil de la lecture, de nouveaux horizons apparaissent, des listes, des bottins, des relations, des généalogies se figent un instant dans notre esprit, fantomatiques, errantes, plus ou moins criantes. Tout nom est un fantôme, et appelle, témoigne, revient.
Je ne reviendrai pas sur le nom chez Blanchot et Quignard, mais je considère comme base de travail cette notion de correspondance 2 : il y a des passages, des passeurs : ce sont les noms, et ce sont eux qu’il faut questionner (parcourir, arpenter) pour saisir le commun du nom et les entrelacs de textes.
1. Jean Paulhan le patron (2008)
1969
En 1969, le monde accomplit une nouvelle révolution. Ce n’est pas Woodstock ou Altamont, le dernier album des Beatles ou le premier de Led Zepellin.
C’est peu de chose, en fait, presque rien, un rien qui a fait grand bruit. L’homme a posé le pied sur la Lune. Quelle série de noms, là encore, a été projetée sur les écrans que deux milliards d’êtres humains, nous dit-on, avaient la chance de posséder pour en voir la narration filmique.
On a beaucoup glosé, par la suite, et récemment, sur la vérité ce de fait, et sur sa confirmation historique. On a avancé de nombreux arguments en faveur du montage (via habileté Stanley Kubrick et facétie du drapeau), on a avancé des arguments inverses ou opposés (les Russes n’ont pas démentis, dit Umberto Eco) ; comme je le suppose, son auteur John Karel tente de nous le faire comprendre dans Opération Lune (2002, diffusé sur Arte le 1er avril 2004), à la limite, peu importe si cela est vrai — ou pas. L’image, qui serait un hypernom, qui est un hypermot (le mot idéal n’est-il pas l’idéogramme ?) possède ses propres fonctionnements, ses propres circuits et la vérité n’existe pas : seul compte le vraissemblable.
Le monde virtuel par exemple, n’est pas moins réel que le réel ; il est différent. Ce qui crée le vraisemblable c’est la référence ; le détail référentiel ; enfin le plus référentiel des mots est le nom propre. C’est un classique des romans ou des films de science-fiction.
HAN: Han Solo. I’m captain of the Millennium Falcon. Chewie here tells me you’re looking for passage to the Alderaan system.
BEN: Yes, indeed. If it’s a fast ship.
HAN: Fast ship ? You’ve never heard of the Millennium Falcon ?
BEN: Should I have ?
HAN: It’s the ship that made the Kessel run in less than twelve parsecs !
Ben reacts to Solo’s stupid attempt to impress them with
obvious misinformation.
HAN: (continued) I’ve outrun Imperial starships, not the local
bulk-cruisers, mind you. I’m talking about the big Corellian ships
now. She’s fast enough for you, old man. What’s the cargo ?
Toute cette discussion est au cœur d’un grand nombre de textes théoriques depuis le Cratyle, donc, de Platon, en passant par les diverses Rhétoriques classiques, celles d’Aristote et de Quintilien par exemple, remise au goût du jour à l’âge classique, les réflexions sur la métaphore (cf. le débat entre Paul Ricœur et Jacques Derrida), les tentatives de réflexion moderne sur le style (Spitzer) ou la mimésis (Auerbach), et plus récentes sur la littérarité (Riffaterre). Tout ceci occupe des rayonnages complets de toute bibliothèque universitaire qui se respecte, est bien connu, bien référencé. Relativement insoluble problème.
Insoluble car les tenants d’une formule (le mot = la chose) s’opposent continuellement aux autres (le mot = une chose) ; relativement car on peut également décider de laisser la polémique de côté et observer les manifestations de l’une ou l’autre formule dans les textes des uns et des autres, on peut même décider d’avoir un avis, un recul critique et orienter son travail et ses positions sur le versant singulier qu’il nous plait, du moment que chacun reste cohérent avec soi-même.
1969, donc, est un genre de date mythique.
Une date, en soi, un chiffre, est un hypernom propre, meilleur encore qu’un nom propre, car il est constitué de chiffres, c’est-à-dire de signes absolument autoréféréncés, universels et qui plus est sujets à ordination. Tout pour plaire au nomothète (c’est la mathésis, le langage parfait de la mathématique).
1969 est une date éclairante à plusieurs raisons : outre que l’homme a marché sur la Lune — c’est la première fois (à nouveau) qu’il franchit les barrières de son environnement, Armstrong devenant un nouveau Galilée, Copernic, Kepler — Jean Paulhan n’est plus. Il est mort quelques mois plutôt en octobre 1968. En 1969 sera publié un numéro spécial en hommage, dans lequel Maurice Blanchot écrira La facilité de mourir.
L’année 1968 a sans doute été un grand perturbement pour Blanchot, qui s’est fortement engagé dans les ”évènements”. Ceci, et sans doute d’autre faits qui nous demeurent inconnus, ont précipité son progressif retrait de la vie littéraire. Lui qui donnait depuis 1953, chaque mois ou presque, un texte, dense et exigeant, à la revue N.R.F. que dirigeait Paulhan, comme chacun sait, avait fortement ralenti depuis 1963 son rythme, jusqu’au dernier texte publié en 1968 : Le tout dernier mots. La suite ? Des textes de circonstances pour des numéros hommages à des amis disparus, Paulhan donc en 1969, André Dalmas en 1971. Puis 1980, pour une espèce de retour lié à la parution de L’écriture du désastre. Choix politique, choix éditorial, remous bibliographique, lassitude ? Toutes ces raisons sont valables, mais ne nous concernent pas. Blanchot a parallèlement publié, dans d’autres revues, comme Le nouveau commerce, L’Ephémère ou L’Arc, des textes forts, des textes toujours aussi exigeants et patiemment critiques.
Mais en 1969, Paulhan, quoiqu’immortel, est mort. Blanchot publie un texte dans la N.R.F, n’y publiera plus. C’est un fait.
Jean Paulhan ou le nom de fleur
C’est Jean Paulhan qui, d’une certaine façon, lance Blanchot en l’aidant à publier chez José Corti en 1942 un petit recueil de textes : Comment la littérature est-elle possible ?, qui rassemble deux textes publiés dans la revue Le Journal des Débats : le texte homonyme (livré en deux fois dans la revue) et un autre article : La Terreur dans les lettres.
Depuis que je connais les livres de Maurice Blanchot, il me plaît de croire que ce nom ne désigne aucune personne. Que ce nom désigne proprement personne. Longtemps j’ai élaboré cette théorie, rassemblant les témoignages, recoupant les dates, observant le comportement de ses proches.
J’ai accumulé assez de preuves à charge pour pouvoir publier un petit livre d’une soixantaine de pages. Puis le jeu m’a passé. La multiplication des publications posthumes, les tensions, les inimitiés et trahisons de la belle communauté ne m’ont plus amusé du tout. Parfois je sais que Maurice Blanchot n’a jamais existé ; qu’il a été une œuvre collective, secrète (donc anonyme) et que le groupe qui l’a porté, aujourd’hui éparpillé dans ses cendres, a voulu créer le type parfait, le type ultime de l’écrivain.
Parfois je sais que Maurice Blanchot fut un rêve.
Une œuvre collective, et anonyme.
Et le patron de ce groupe, de cette conspiration, le grand initiateur, le nomothète, fut Jean Paulhan. Paulhan dont on sait qu’il a existé puisque, tel Robbe-Grillet, quoique dans un registre différent, il s’est plu à siéger (lui) comme immortel à l’Académie moribonde.
Jean Paulhan a tenté une œuvre dont il n’est pas parvenu à venir complètement à bout : Les Fleurs de Tarbes ; et sa suite : Clef de la poésie. Cette œuvre ambitieuse a pour objet de démontrer que la littérature qui ne se dit souvent pas romantique, et qui oppose la vie vécue et l’engagement de l’auteur aux constructions du langage et donc à la rhétorique ; que la littérature terroriste donc, tout aussi vaine que menteuse, manque le point littéraire — tout en laissant un œuvre considérable, tout en laissant à l’œuvre une place considérable.
Ce n’est pas l’objet ici d’énumérer les traits d’une pensée à la fois subtile et complexe, cela ferait l’objet d’un texte à part entière. La primauté au texte, retenons seulement ceci, sans non plus céder au structuralisme qui a montré ses limites ; ce qui compte ici, avec Paulhan, c’est l’affirmation du texte.
Alors clivage il y a, il y a eu, sans doute avant Paulhan, qui d’une certaine manière, lance la modernité (et la modernité a pour nom Blanchot, peut-être). Car avant Paulhan il y a Valery, Valery : le terroriste. Valery qui s’engonce si loin dans le paysage de M.Teste qu’il n’en sortirait pas indemne — du moins son œuvre.
Et avant Valery, il y a Mallarmé, le premier qui, sans doute, oriente constamment ce qui suivra ; le poète à l’onde pérenne. Aussi rigoureux qu’obscur (et donc sujets à interprétations contradictoires) Mallarmé reste célèbre pour une fleur. Celle aujourd’hui constamment citée du Livre, cette autre œuvre ambitieuse qui ne verra jamais le jour — mais qui reste d’une déconcertante puissance aujourd’hui.
Je ne citerai pas la fleur de Mallarmé, devenue femme chez Blanchot (puisque je l’ai déjà fait ailleurs), sinon pour remarquer que le livre de Paulhan s’intitule Les fleurs de Tarbes. Le sous titre, repris par Blanchot dans Comment la littérature est-elle possible ? : la Terreur dans les lettres.
J’indique à la va-vite une filiation : depuis Mallarmé via Valery jusque Paulhan et Blanchot.