Je conduis beaucoup, et beaucoup trop à mon goût. Autrefois, plus jeunes, j’étais tellement heureux de prendre le volant, cela nous dérivait des lieux propres, nous promettait tant d’aventure ! Partis à 18 ans avec S. en Bretagne, 2000 km d’asphalte, vers des déserts de Creuse, des Vins blancs de l’Ile de Ré et la Bretagne lithique et mystérieuse…
Mais aujourd’hui c’est bien différent : je conduis tellement, presque 3000 km par mois, que c’en devient un vrai pensum. L’idée même de m’embarquer vers des routes mille fois parcourues me déprime profondément. Seuls les écarts, les itinéraires imprévus, les pays nouveaux et les balades sans destination m’emballent encore, et cela converge souvent vers les suds.
A force de conduire, dans l’ennui profond, j’en suis venu à élaborer une manière particulière d’appréhender le temps, de l’abolir même complètement. Il s’agit non de fermer les yeux, mais de les laisser aller à leur habitude, et leur laisser comme seule opportunité celle d’avertir de l’accroc dans la routine.
Je peux ainsi conduire plusieurs longues minutes durant, mon esprit totalement absent, moi parti totalement ailleurs, et la voiture sur sa routine, l’œil en elle comme une guérite, une fenêtre. Je suis rentré totalement en moi. Je ne suis plus du tout là. Cette technique fonctionne bien sûr beaucoup mieux sur autoroute ou les lignes sur le sol forment un fil dont l’absence est de suite prompte à susciter du réflexe ; mais je le fais, parfois je me surprend de le faire y compris sur les petites routes, même si elles sont tortueuses.
Mais il faut pour cela être totalement seul, isolé ; afin de ne pas perdre la concentration latente de l’œil, qui fonctionnerait comme un genre d’électronique diffuse : au passage de certain stimuli, certaines réactions se produisent ; rien de moins, mais rien d’autre, que du chimique.
Mais que sommes-nous d’autres, sinon des genres de plaques électriques qui réagissent à des mouvements : qui impriment, littéralement, la dynamique du monde sur notre peau ? Un genre de carte sensible, avec ses talwegs et ses monts, ses déchirures et ses zones vierges, un genre de modelé, de maquette, qui n’est que le fruit du monde qu’en bon phénoménologue, nous créons, chacun pris individuellement.
Imagine le monde entier, dont nous, comme les stigmates d’un dieu qui nous dépasse ; comme les symptômes simplement inscrits, avec plus ou moins de présence et de constance, sur les nervures de son corps…