Je marche sans discontinuer, j’en ai pris l’habitude, dans les rues de toutes villes, sans aucun but, sans aucun itinéraire ; je vois une rue, je tourne ; je vois un magasin peut-être (mais je n’entre jamais nulle part dans les magasins), je vois une femme peut-être (mais je n’aborde pas les femmes alors), je vois un fatras peut-être, ou un amoncellement (bruits, ordures ou hommes), et je tourne, vais voir, reviens.
Je me perds dans la ville car je ne pense plus à rien, puisque je marche. Je marche et je marche et je marche et je marche. Et je marche. Mes yeux sont fous, me dit-on, perdus dans un horizon qui est pourtant routinier, tout proche, tactile, juste là.
Je regarde les femmes, je regarde les façades, je regarde les hommes, je regarde les façades. Je regarde les fenêtres, je regarde dans les fenêtres, je cherche à surprendre. Je cherche à convaincre, je cherche à instiller, je cherche à comprendre.
Lorsque j’étais adolescent, je pouvais tenir le regard de quiconque, au point que je me rappelle une virée à Lyon où je regardais tout le monde en plein dans le chas des yeux. Et l’un deux s’est senti agressé, un genre de gitan, avec un bombers, qui s’est fâché et a voulu me bousculer ; j’ai dû fuir dans le métro. Aujourd’hui je ne fais plus ça, quoique j’en impose peut-être plus, car j’ai dans les yeux des flammes brutales, ça je le sais. Je ne vois pas de femme qui soutienne mon regard, sauf celles qu’il poignarde, nettement, insecte de collection. Ou celles qui le retournent et découpent dans le mien de grandes étendus blanches, une manière de miroir aiguisé, des flaques de rasoir, des lames.
Et je marche, sans rien, pour rien, parfois des heures durant.
Le plus souvent, j’essaie de lever des endroits secrets, des pistes non fréquentées ; je hume les rues, les plans même pour ça. Car rien ne me heurte tant que de retrouver le chemin. Je repasse devant la même église et je fulmine ; un nom, car la ville est une lecture immense et infinie, un nom déjà vu (une enseigne, une publicité, un titre, une adresse) me froisse terriblement.
Je sais toujours où je suis, car je connais bien les trajets du soleil, pour chaque jour durant. Je cherche donc à brouiller les traces, à m’éparpiller, pour cela débrancher le cerveau, et tout le corps autre que marche et regard.
En chaque ville que je visite (c’est une manière de visite que de se perdre), je me documente de toutes les cartes : les cartes en disent long sur ce qu’on fait d’une ville, et sur ce qu’on en pense ou veut faire croire. Puis toutes les cartes je les oublie sur le bureau ou dans la voiture ; je sais où sont les impasses : les lieux à touristes, les palais administratifs, les lieux culturels. je passe plutôt derrière ou en travers.
Dans ces déambulations à l’aveugle, le temps lui même s’écarte : seule la disparition du soleil me récupère, jamais abattu ou fourbu, des centaines de pas, de passes, de passages dans les jambes ; des dizaines de gens croisés. Et rien à en dire du tout ; et rien à en foutre non plus. Je compose dans ma danse maladroite des espaces familiers qu’on oublie de suite. Je campe en l’oubli même, qui est le seul morceau du temps qui agrège l’espace.
A New-York comme en Avignon ; en Italie comme à Paris, je me laisse porter par le seul goût de l’instant. Combien de détours ai-je fait et combien de retours cela dispense ! Quel temps je perds ! Mais ce que je suis seul à savoir, c’est que non seulement la marche ralentit la vie, non seulement elle draine dans l’amble la mémoire à venir. On écrase en marchant nos fissures qui respirent…