Le signe ܍ indique de futurs développement au sein d’un appareil complémentaire
Dieulefit, ah Dieulefit, qu’es-tu devenue (j’utilise le féminin à la mode italienne pour les villes) ?
Quand j’y songe aujourd’hui, je me dis que c’est bien dommage, mais si j’exagère un peu la situation, je me refuse toutefois de céder à la poignante nostalgie. Ce qui est fait est fait.
Aujourd’hui Dieulefit est connue pour accueillir de nombreuses résidences secondaires, et même principales, d’artistes, penseurs, personnages médiatiques, renouant ainsi avec sa réputation de terre d’accueil, née (ou réanimée ?) pendant l’Occupation, et qui s’est affirmée durant les Trente glorieuses. Il n’y a pas jusqu’à Monique Antelme qui m’ait dit un jour : « Ah mais oui bien sûr, Dieulefit, mais nous y avons été avec Robert. »
Probablement pas pour taper la causette avec Pierre Jean Jouve qui, lui, y a bien résidé, et ce dès 1926.
Dieulefit était connue dans la région pour son Théâtre de Verdure où ont chanté tous les grands : ma mère et ses sœurs, avec leurs amis venaient, depuis Valréas, à vélo, voir Brel (qui la cite dans la Chanson de Jacky), Brassens, Barbara… Pendant la guerre, Aragon, Triolet, Vidal-Naquet, Mounin, Prévost, et des dizaines de déplacés y avaient trouvé refuge. Dans le passé il y avait la soierie et la draperie, puis il y eut la poterie. Un air paraît-il exceptionnel. Une lumière toscane — encore que c’est tout le synclinal qui en bénéficie (synclinal effondré qui n’a pas la puissance de celui de Saou, mais synclinal tout de même !), n’est-ce pas Poët-Laval܍ ?
On a beaucoup parlé récemment de Dieulefit et de son rôle dans l’histoire. Je resterais prudent, car si ni l’engagement de Mmes Soubeyran, Kraft et Barnier, ainsi que le rôle de l’école de Beauvallon܍ sont indéniables, on ne saurait, en bon Dieulefitois, en tirer un orgueil déplacé et encore moins en faire un produit labellisé, commercial ou touristique.
Alors, si j’évoque Dieulefit et sa gloire mondiale, je n’oublie pas qu’une grande partie de sa vie et de son histoire, bref des personnages qui l’habitent et contribuent à sa vie et à son histoire, sont des anonymes, des amis aux collègues, des camarades aux amateurs qui, n’ayant pas toujours pignon sur rue, patiemment attendent que les mois d’été (où, dit-on de manière presque aphoristique, la population double ou triple) que le ventre se dégonfle.
En 1977 quand mes parents arrivent à Dieulefit, ce n’est plus l’heure de gloire. L’exode rural est passé par là, comme dans toute la Drôme, des collines du Diois à celles des Baronnies. Et si en 1830 il y a près de 4000 habitants à Dieulefit (7000 à Montélimar), en 1975 il n’y a guère plus qu’un peu plus de 2500 (28000 à Montélimar), et sans l’apport d’une quantité non négligeable de néo-ruraux, l’affaissement aurait pu être dramatique (la population se maintient depuis un peu au-dessus de 3000h).
Telle est la réalité de mon enfance : un village un peu trop petit peut-être, mais très douillet, et ragaillardi par tous ces gens qui, avec leurs enfants, le transformeront durablement.
Mon père et son ami d’enfance, R., tous deux originaires de Chomérac܍ (en Ardèche, évidemment), issues de vieilles souches fermières extensives périclitantes, mais ayant débuté une carrière ouvrière à Valence, sont embauchés par la maison lyonnaise (d’origine ardéchoise) Billion܍ et débarquent avec femmes et enfants pour relever deux anciennes usines de soieries devenues moulinages : la Faïence܍ pour R., les Reymonds܍ pour G. Ensemble : les Moulinages de la Drôme.
Dans le même temps se développe la poterie, format grand public, ainsi que quelques petites entreprises, comme la Lufra, « spécialisée dans la fabrication et la distribution d’engrenages et d’organes mécaniques de transmission : pignons à chaînes, poulies crantées, chaînes pour pignon et courroies pour poulies crantées, crémaillère, moyeux expansibles, chaînes silencieuses, chaînes à palettes », ou Acaplast, « spécialisée dans l’étude et la réalisation de matériels et accessoire en matière plastique et en métal, [l’entreprise] propose le moulage par injection pour petite et moyenne série, soudure ultra-son ».
Chez Billion, ce sont approximativement deux fois quarante ouvriers qui sont embauchés, une partie venant de la fermeture ou de la « restructuration » des sites ardéchois, une autre de la main d’œuvre peu qualifiée locale (ayant arrêté ses études dans leur jeune âge) (Lufra et Acaplast une autre quarantaine).
Si on y prend garde, ce sont approximativement plus d’une centaine familles (pas tout à fait car les fratries et les filiations sont nombreuses dans les recrues) qui sont concernées : plus du dixième de la population dieulefitoise, la part industrielle (et industrieuse) et ouvrière, du village.
Si on enlève les personnes non actives (en gros, les mineurs et les retraités), grosso modo deux fois 20% de la population, c’est le tiers de la commune qui est concerné. Et qui en parle ? Et qui le sait ?
Oui, tous ces chiffres sont à prendre avec des pincettes, car beaucoup d’ouvriers ont une origine non-dieulefitoise, il y a beaucoup des membres d’une même famille dans le lot, et cela n’enlève rien à la qualité des autres professions, oui, tout cela je le sais ; et je le dis.
Je voudrais juste, ici, leur donner la parole. Rappeler cette histoire et, pourquoi pas, faire mémoire.
Pas tout à fait une mémoire ouvrière, et pas tout à fait une mémoire familiale. Comme je l’ai dit, l’usine et la maison sont poreuses l’une à l’autre. Ma maison est l’usine, mon usine est la maison. Une double mémoire. Pas un manifeste des classes laborieuses (au reste, il n’y a pas de syndicat dans cette usine avant, au bas mot, la fin des années 90) ; pas une autobiographie (tout au plus une autogéographie). Non, mais comprendre comme ce couple (au sens mécanique) usine+maison, dans ce territoire, dans ce pays, a pu exister, se développer, s’étendre assez loin (par ses propagules, qui sont diverses, et que nous chercherons à parcourir), pour finalement se ratatiner et se dissoudre, disparaître complètement des écrans-radar, au moment même où, finalement, Dieulefit, fan de chichourle, tu es devenue quelqu’un.
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