Microfiction (cérofiction) de la série Résidences
1.
Le train s’est arrêté en gare de Rouen, longtemps, très longtemps : j’ai pu descendre, sortir de la gare, et faire un tour dans la ville. Le temps n’était vraiment maussade, comme ils avaient annoncé, c’était l’enfer, mais liquide. Il pleuvait continuellement, parfois de longs rideaux à la trame serrée, parfois la trame était lâche, et comment ! mais alors c’étaient de grosses gouttes glacées comme des glaviots de noël. Bref le temps rêvé pour visiter Rouen. Je n’avais jamais mis un pied en ville, même si j’y passais souvent en voiture, le plus rapidement possible. Je soupçonnais déjà qu’une vague d’ennui mortel m’aurait englouti si je tâchais d’y développer une quelconque activité sociale ou commerciale.
Mais là, bien obligé, trois heures d’attente au moins, et ce n’était pas Elbeuf.
La ville aujourd’hui est immense, je peux en témoigner comme pendulaire sur le train, mais le centre historique c’est déjà quelque chose. Moi qui vient d’en haut, je le vois bien Toutes ces maisons à pans de boi, ces deux imposantes créatures de pierre, son château, même le Gros-Horloge, tout respire la poussière du temps passé.
Je m’imagine alors la ville, déserte aujourd’hui à cause de la tempête (Gaston ou Gustave, peu importe, ça me reste entre les couilles), du temps des foires de Champagne, ou des ducs de Normandie… On a tôt fait abstraction, finalement, des éléments modernes, contemporains, lorsque le décor est à ce point imposant.
La tempête Gaston ou Gustave aide. Les rues sont désertes. Les pavés glissent. Les charpentes suintent. Il n’y a quasiment plus de lumière. On est comme dans un ventre en digestion. Je fais mine de m’ennuyer et de m’agacer, mais au fond quelque chose, traîné dans le fond de la vieille ville, arraché à sa terre comme des fondations, des coutures sans mémoire, quelque chose m’attire ici, et me plaît. Est-ce parce que, m’oubliant, et forcenant les âges jusqu’à imaginer le Haut Moyen Âge vif et présent je cherche à occulter les méfaits de notre inutile agitation contemporaine ? Est-ce parce qu’au fond j’ai quelque racine ici, dans cette terre grasse de beurre battue par les vents ? Fuir l’un ou aimer l’autre, je ne sais pas si telle est la solution, je ne sais même pas s’il y a une solution. Toujours est-il que, disposant d’un temps libre, jouant des circonstances du sale temps, je m’enfonce dans la vieille ville de Rouen comme un muid de semences au cul-de-sac d’un tissu.
2.
J’ai laissé passé un peu de temps, puis j’ai mangé, et je suis revenu en gare. Le train était annoncé sur une voie, mais il était sur une autre. Ça en a perdu quelques-uns. Mais finalement ce n’était pas la panique. Gaston ou Gustave, peu importe, était allé fureter plus à l’est, et la circulation repris comme tombaient les autorisations préfectorales. J’arrivai au Havre rincé, littéralement, par l’orage, et nerveusement éprouvé par le voyage et ses antichambres.
Là au Havre, j’avais encore du temps, puisque mon rendez-vous n’était que le lendemain à huit heures. J’avais planifié le voyage de manière à profiter de la ville : j’avais perdu trois heures, mais enfin, j’y étais, et la ville était là, et pour couronner le tout, même le soleil proposait de timides percées dans le vomi épais des nuages. Comme je longeais le port, il creva tout à fait ces tissus et embrassa toute la ville.
Après avoir profité de la plage, je partis en quête de fromage aux halles. Puis j’allai boire un café sur la place Perret, entre le bassin du roi et l’hôtel de ville.
Comme j’avançais, et tâchais d’adopter le plus neutre des tons, quelque chose en moi grinçait, un peu comme lorsque, dans une marche ou même un geste, à l’improviste une articulation ou un muscle fait défaut, ces petits symptômes de l’âge qui s’installe, et auxquels on ne prête attention, qui s’accumulent pourtant.
Mais ce n’était pas une articulation ou un muscle. C’était tout à fait autre chose, je ne fais la comparaison qu’à dessein de compréhension.
C’était à la fois plus profond, plus grave, mais plus abstrait, modérément plus subtil.
Joubert dit qu’ « on se luxe l’esprit comme le corps ». C’était quelque chose de cet ordre-là. Ce n’était pas d’ailleurs tout l’esprit, j’y reviendrai, mais c’était bien une luxation.
3.
Existe-t-il un état qui, en quelque sorte, soit l’inverse du sommeil ? Existe-t-il un état qui soit, en quelque sorte, le contraire d’un souvenir ?
Bien évidemment, la veille n’est pas le contraire du sommeil. Ce serait comme supposer que la vie est le contraire de la mort, et donc sous-entendre que la mort est de même nature que la vie, ce qui est absurde.
Il existe une différence de nature entre deux entités aussi proches que le sont la veille et le sommeil, la vie et la mort. Il n’y a pas de contraire à la douleur. La non-douleur n’est pas de même nature que la douleur.
Peut-être d’ailleurs ces éléments ne s’opposent-ils pas parce qu’ils sont simplement des intensités particulières d’une même réalité, en quelque sorte un éclairage différent.
Ce n’est donc pas une différence de nature : c’est une différence de positionnement dans le temps et l’espace. Ces réalités participent du même corps.
Je me trouvais devant la tour Perret, et je me disais, dans ce bref laps de ma promenade qui, telle l’aiguille de la montre autour du centre qu’elle repérait, et comme la danse du soleil (qui fondamentalement est demeuré immobile) avec les nuages, danse qui a façonné, patiemment élaboré et savamment projeté sur cette tout un complexe nuancier de lumières, je me disais que j’aurais pu avoir le temps de peindre trente nuances de tour Perret, à la manière de Monet sur la façade de la cathédrale que j’avais vue peu avant.
Ces deux entités sont-elles de même nature ?
4.
Rouen n’est pas le Havre, c’est assez facilement démontrable. Et recourir à une astuce grossière comme la peinture ou l’écriture n’y changera rien. Flaubert n’aime pas Rouen parce qu’il y est né, mais en revanche, pas un mot sur le Havre, comme si la ville était née après lui — ce qui, en un sens, n’est pas faux.
Qu’est-ce que le Havre que nous voyons ? Assurément pas le double du Havre d’antan, et pourtant… Mais pas non plus son contraire, ou alors ? Après avoir imaginé une ville totalement neuve, Perret et ses collègues ont préféré conserver les grands axes de la vieille ville. (Et recourir à une astuce, le chiffre 6,24, comme un talisman. On a toujours besoin d’un talisman, ou d’une astuce.)
Quelque chose toujours perdure, persiste malgré les rides et les cuisures de la vie. C’est peut-être ça la luxation dont je parlais.
Le Havre n’est pas Rouen, mais Rouen du X » siècle n’est pas Rouen aujourd’hui, comme évidemment le Havre de François 1er n’est pas le Havre de Niemeyer.
Les villes sont toujours doubles ou triples ou multiples. Elles nous enseignent cela.
Ce n’est pas un corps de nature différente, c’est un état différent du même corps. Tout le reste n’est qu’un jeu de lumières, l’occasion d’une tempête. Comme les étoiles dans le ciel n’ont de répercutions que parce que nous leur prêtons attention, alors nous leur donnons des noms et nous donnons des noms aux formes qu’ensemble elle proposent, nos impressions, nos sentiments et, finalement, tout ce qui fait nos vies et tout ce que nous croyons y trouver d’utile, n’est qu’un agencement particulier d’autres sentiments, d’autres impressions : nous ne sommes, je veux dire nos vies, nos aspirations, nos histoires en définitive qu’une occurrence, qu’une modalité du dehors.
Les villes nous enseignent cela, et il n’y pas de mot pour cette science, la science de la science que nous enseignent les villes1…
- Avec tout ça, on est allègrement passé à côté des falaises et des prairies… ↩