Lâoncle dĂ©testait ce que je dĂ©testais. Du moins Ă©tais-je toujours de son avis (ou lui du mien) quel que fĂ»t le sujet, les bĂȘtises ou les faits que nous ignorions parfois lâun lâautre. Nous pouvions parler de ce que nous ne connaissions pas, soutenir et prĂ©ciser dans le mensonge tout ce que nous ignorions. Et pour chercher lâaffirmation sublime, je me tournais vers lui et disais :
â Demandez Ă lâoncle, vous verrez si je mens.
Et lâoncle, immanquablement, disait que câĂ©tait tout Ă fait exact et que nous Ă©tions justement ensemble Ă tel moment, devant tel Ă©vĂ©nement. RĂ©sultat : on ne mâemmerdait pas trop. Le pĂšre avait tendance aussi Ă se laisser aller vers nous. Seulement, son besoin de rester vraisemblable lui faisait dire des conneries. Lâoncle affirma trĂšs longtemps quâil Ă©tait musicien. Dâailleurs, nâavait-il pas jouĂ© dans un orchestre de nĂšgres au « Pavillon bleu », vague boĂźte oĂč on recrutait des putains ?
Quand il fit cette dĂ©claration, cela se passait un dimanche oĂč les familles Ă©taient venues bouffer et boire. Tous parlaient de leur dur boulot, des emmerdements avec leur patron, de la chaude-pisse du fils dâun cousin, de lâavortement ratĂ© de la mĂšre de ma cousine qui sâĂ©tait baladĂ©e avec une aiguille Ă tricoter dans le con depuis Puteaux jusquâĂ chez elle et qui, dans la nuit, se vidait dâune hĂ©morragie, des saloperies de mĂ©decins ne voulant pas dĂ©livrer un certificat, de ma mĂšre qui, tous les matins, crachait son petit filet de sangâŠ
Au beau milieu de ces flots de paroles, lâoncle beugla :
â Je suis musicien.
Tous sâarrĂȘtĂšrent et le regardĂšrent. Le vieux le fixa gentiment. Cherchant ce quâil allait bien pouvoir dire qui ne coupe pas les ponts avec tout le monde ; il chercha et ne trouva rien. Moi, jâĂ©tais aux anges. Lâoncle avait plus dâun tour dans son sac. Le voilĂ musicien et je lâignorais totalement. La mĂšre le regardait et lui souriait comme Ă un mort. La grand-mĂšre bougeait la tĂȘte dâavant en arriĂšre comme un Ăąne. Les autres nây comprenaient rien, toussotaient et rĂąlaient de voir encore une de ces rĂ©unions se terminer dans la merde Ă cause de ce con.
Lâoncle trouva encore Ă dire, regardant son frĂšre dans les yeux :
â Ben oui, quoi, tu ne le savais pas ?
â Hein ? oui, demanda le pĂšre, complĂštement perdu.
â Et quâest-ce que tu sais jouer ? demanda un cousin en lui souriant comme Ă un pauvre.
â Je joue de la musique.
â Bien sĂ»r tu joues de la musique, mais quoi ?
Du coup, tout le monde trouvait Ă poser des questions. Quâest-ce quâil jouait comme morceaux ? Ătait-il professionnel ? Est-ce que ça ne faisait pas trop de bruit ? Combien touchait-il par soirĂ©e ? Enfin, de quel instrument jouait-il ?
Le pĂšre Ă©tait perdu. Il sortit quâil savait trĂšs bien de quoi jouait son frĂšre.
â De lâaccordĂ©on, bien sĂ»r, dĂ©clara-t-il en regardant lâoncle.
Tout le monde se tut, fixant le pĂšre et lâoncle.
Le silence Ă©tait pesant. Je regardais mon oncle pour lui faire comprendre quâil devait aller chercher son accordĂ©on.
Lâoncle ouvrit la bouche, balbutia quelques mots Ă©tranges et dĂ©clara :
â Non.
â Non quoi ? demandĂšrent tous.
â Non, pas de lâaccordĂ©on.
Le pÚre se liquéfiait. Il perdait pied. Il riait en pùlissant. Puis il fixa son frÚre.
â Je croyais que tu jouais toujours de lâaccordĂ©on, dit-il.
La mĂšre se tortillait sur sa chaise. Elle laissait entendre Ă qui lâĂ©coutait que jamais lâoncle nâavait jouĂ© de lâaccordĂ©on, quâil voulait tous nous faire marcher.
Lâoncle se leva, sortit de la piĂšce et nous laissa dans un Ă©tat comateux. Il montait les escaliers. Il allait donc chez lui, dans sa piaule. Quâest-ce qui se passait ? Je voulais mâĂ©lancer et le pĂšre avait bien envie dâen faire autant. La mĂšre nous en empĂȘcha en nous regardant. Tout Ă©tait foutu, le repas et la fin du repas. La cousine Marie se grattait le nez et se suçait les doigts. Angelo se tirait lâoreille ; ma cousine essayait de remettre sa culotte qui devait lui gratter le cul. On toussotait.
Nous Ă©tions tous lĂ Ă nous faire chier. DivisĂ©s en deux parties. Ceux qui trouvaient que ce con dâoncle devait ĂȘtre tenu une fois pour toutes Ă lâĂ©cart des rĂ©unions de famille, et mon pĂšre et moi, se demandant ce quâil pouvait bien ĂȘtre allĂ© foutre dans sa piaule.
Nous en Ă©tions lĂ quand on entendit des pas dans lâescalier.
â Le voilĂ , hurlais-je.
Tout le monde était pétrifié. Ils avaient peur, une peur panique. Angelo tournait son couteau dans ses doigts, le pÚre fixait la porte, la mÚre roulait sa serviette en boule, la cousine tirait sur sa jupe et la faisait descendre lentement. On riait mollement. Comme pour un instantané.
Je savais que dans une seconde la porte allait sâouvrir sur lâoncle. JâĂ©tais fou de joie. Jâavais eu trĂšs peur en le voyant remonter. Je le sentais revenir vers moi. Il allait sauver, Ă sa maniĂšre, la situation. JâĂ©tais prĂȘt Ă le dĂ©fendre jusquâau bout. Jusquâau bout, me rĂ©pĂ©tais-je.
Lâoncle apparut, en costume croisĂ©, vieux, mais lui allant trĂšs bien. Chemise propre, blanche, nĆud papillon. Je trouvais quâil avait lâair dâun musicien. Les mains derriĂšre le dos. CoiffĂ© et parfumĂ©. PĂąle. TrĂšs pĂąle. Livide. Et cette pĂąleur me frappa.
Il avançait doucement, à petits pas.
Je fus le premier Ă voir quâil tenait quelque chose derriĂšre son dos.
Il ramena ses bras devant lui.
Il tenait un banjo Ă la main.
Mon pĂšre avait le souffle coupĂ© ; il voulait boire ; il ne voyait plus rien sur la table ; seule la nacre du banjo lâilluminait. La mĂšre Ă©tait presque Ă©vanouie, les autres tremblaient. Marie, elle, regardait lâoncle, et ses yeux me firent lâimpression de sortir lentement de leurs orbites. Je revenais Ă lâoncle ; je retrouvais mon sang-froid. Je me sentais soulevĂ© dâune joie immense. Lâoncle Ă©tait le roi. Je me levai, lui tendis ma chaise. Je touchai avec un doigt le banjo et, en frĂŽlant, une corde fit sortir un son. Pareil Ă une balle, ce son bouscula lâassemblĂ©e. Tout le monde tira sa chaise, se dĂ©contracta, le pĂšre sâaffaissa doucement, retrouvant la vue. Lâoncle sâassit et, dans le silence, joua du banjo. Il jouait comme on ne joua sans doute jamais ; câest-Ă -dire quâil ne savait pas jouer comme ceux qui ont Ă©tudiĂ©, mais Ă sa maniĂšre, jouant pour jouer et sâarrĂȘtant lĂ . Il tirait au hasard, du moins croyions-nous que câĂ©tait du hasard. En fait, ce nâen Ă©tait pas. Pour lui câĂ©tait sa maniĂšre de vivre qui continuait dans son banjo. Il Ă©tait en pleine aventure.
Il joua longtemps. Et comme personne ne reconnaissait lâair, tout le monde sâinterrogeait sur la longueur du morceau commencĂ© il y avait dĂ©jĂ prĂšs de dix minutes. Lâoncle joua presque une demi-heure et ce fut Marie, cette conne, qui rompit le charme. Elle eut une maniĂšre trĂšs personnelle de le rompre en se levant pour aller pisser. En effleurant lâoncle avec sa main. Il sâarrĂȘta net.
Son masque de blancheur le recouvrait toujours.
Il posa son banjo entre les jambes et demanda Ă mon pĂšre une cigarette. Le vieux lui en jeta une selon leur vieille habitude de se jeter leurs cigarettes et de les rattraper entre les lĂšvres. Je la lui allumai selon la mĂȘme habitude.
Il fuma, il me semble, délicieusement, faisant sortir la fumée en minces filets par le nez, par la bouche, en ronds, en fusées. Il regardait sa cendre et durant toute sa cigarette personne ne trouva de mots à dire.
Une fois finie il releva la tĂȘte et me regarda en souriant.
â Tâes vachement fort, lui-je.
â Ăa te plaĂźt ? me demanda-t-il.
â Je ne saurai jamais jouer comme toi mais je voudrais bien savoir un peu.
â Câest un peu long, tu trouves pas ? me demanda-t-il encore.
â Moi je ne trouve pas. Câest la Marie qui tâa fait arrĂȘter, parce que moi, je tâaurais encore Ă©coutĂ©.
â Câest bien, tu seras musicien, petit.
Les autres nous Ă©coutaient. Ils voulaient parler et, Ă chaque fois, se retenaient. Ce fut la Marie qui lâouvrit la premiĂšre.
â Tu joues de mĂ©moire ? demanda-t-elle.
â Je suis musicien, rĂ©pondit-il.
â Je sais pas si tu es musicien, mais je te demande si tu joues par cĆur tes morceaux ou si tu les inventes ?
â Toi tu nâes pas musicienne, lui rĂ©pondit-il encore.
â Jâaimerais bien quâil me rĂ©ponde, dit-elle en se tournant vers ses voisins, je lui pose y ne question et il rĂ©pond ailleurs. Moi, ce que je veux savoir, câest sâil joue par cĆur ou pas, sâil invente ce quâil joue. Alors, tu vas rĂ©pondre ?
Lâoncle se leva et lui tendit son banjo.
â Joue ! lui commanda-t-il.
Marie ne sut que faire ; et quand lâoncle donnait un ordre, il Ă©tait impossible de reculer. Elle prit le banjo et ne sut comment le tenir. Elle appuya enfin sur une corde et ce fut dâun mauvais effet. Elle insista puis abandonna.
Lâoncle reprit son banjo, alla sâallonger sur mon lit et se mit Ă jouer trĂšs doucement.
On reprenait le fil de la vie et les hommes allumĂšrent de nouvelles cigarettes. Angelo trouvait « ça » Ă©trange. Il est marrant, ton frangin, disait-il Ă mon pĂšre. Le vieux ne savait quoi rĂ©pondre. Il disait savoir que son frĂšre jouait de lâaccordĂ©on (il avait lâair dây tenir) â mais ignorait quâil jouĂąt du banjo.
Marie Ă©tait devenue livide depuis ses tentatives au banjo.
Les autres Ă©coutaient et parlaient tout bas.
JâĂ©tais venu rejoindre mon oncle sur le lit.
Je mâapprochai de lui ; il continua Ă jouer dâune main et de lâautre me caressa la tĂȘte. Je me mis contre lui et me sentis des ailes. Je lui allumai cigarette sur cigarette. Ă la fin je lui demandai :
â Depuis quand que tu joues ?
â Depuis que jâai le banjo, rĂ©pondit-il.
â Depuis quand que tu as le banjo ?
â Depuis hier.