notre traduction
La nuit, sous ces latitudes, tombe à l’improviste, avec un crépuscule éphémère qui ne dure qu’un souffle, puis c’est l’obscurité. Ma vie tient dans ce bref espace de temps, pour le reste je n’existe pas. Ou si, je suis là, mais c’est comme je n’y étais pas, parce que je suis ailleurs, par exemple là-bas, où je t’ai laissée, et puis finalement partout, dans tous les lieux de la terre, sur les mers, dans le vent qui gonfle les voiles des voiliers, chez les voyageurs qui traversent les plaines, sur les places des villes, avec leurs marchands et leurs voix et le flux anonyme de la foule. Il est difficile de dire de quoi est faite ma pénombre, et ce qu’elle signifie. Elle est comme un rêve dont tu es conscient de rêver, et en cela consiste sa vérité : être réel en dehors de toute réalité. Sa forme est celle de l’iris, ou mieux, celle des écarts labiles qui déjà disparaissent alors qu’ils sont encore là, comme le temps de notre vie. Il m’est donné de le parcourir à nouveau, ce temps qui plus n’est le mien et qui a été le nôtre, et il défile à toute vitesse à l’intérieur de mes yeux : tellement vite que j’y vois les paysages et les lieux que nous avons habités, des moments que nous avons partagés, et même nos conversations de jadis, tu te rappelles ?, nous parlions des parcs de Madrid et d’une maison de pêcheurs où nous aurions voulu vivre, et des moulins à vent, et des falaises à pic sur la mer une nuit d’hiver quand on a mangé le pancotto1, et de la chapelle avec les ex-voto des pêcheurs : des madones au visage de filles du peuple et des naufragés comme des marionnettes qui se sauvent de la tempête en s’agrippant à un rayon de lumière tombé du ciel. Mais tout ceci qui passe devant mes yeux, et que j’arrive malgré tout à décrire avec une minutieuse précision, est tellement rapide dans son infatigable course qu’il en devient une couleur : c’est le mauve du petit matin sur le plateau, c’est le souffre des champs, c’est l’indigo d’une nuit de septembre, avec la lune accrochée à l’arbre sur l’espace devant la vieillie maison, l’odeur forte de la terre et ton sein gauche que j’aimais avec une singulière intensité, et la vie était là, paisible et rythmée par le grillon qui habitait non loin, et cette nuit était la plus belle de toutes les nuits parce que c’était une nuit liquide, comme la pulpe d’un abricot.
Dans le temps de ce minuscule infini, qui est l’intervalle entre mon maintenant et notre jadis, je te dis au revoir et sifflote Yesterday et Guaglione. J’ai posé mon pull-over sur le fauteuil à côté du mien, comme quand on allait au cinéma et que j’attendais que tu reviennes avec les cacahuètes.
- Soupe au pain sec, rassis ou grillé. ↩