Saint-Lupicin

Pour le détail du déroulement de l’atelier et les consignes, se rendre ici.

 

07. Tous les nôtres

Celui qui travaillait le bois avait les cheveux noirs. Il est parti très tôt. Restent les outils et les planches.
Celle qui était institutrice s’est occupée d’enfants toute sa vie.

Celui qui travaillait la viande habitait dans la Loire. Un soir, rentrant chez lui, il rencontra la mort dans l’escalier.
Celle qui travailla avec lui fut renversée par un vélo.
Celui qui travaillait le lait avait une voix d’un velours épais.
Celle qui le secondait lui donna sept enfants. Elle avait le regard bleu et droit.

Ceux que je n’ai pas connu venaient du Sud, de l’Est, d’un pays sans doute sombre.
Ceux dont j’ai entendu parler eurent des enfants au teint clair. Ils donnèrent certaines de leurs filles à Dieu.
ED

 

Celui qui un beau matin décide de quitter sa ville, son emploi, sa famille pour aller s’établir en « pays voisin », l’autre canton accolé au sien mais si étranger, la frontière entre les deux bien réelle.
Il brave l’inconnu, ambitieux de monter sa propre entreprise et s’approprie en ville d’un magasin de vin en faillite.
Elle toute jeune encore se sépare de son bébé pour suivre son mari dans cette entreprise en se mettant aux commandes du bureau.
Lui se met en selle tous les matins pour faire ses premières livraisons.
Celle qui à l’âge de 30 ans, coiffée par Sainte-Catherine sera offerte par son père au veuf du village voisin de 20 ans son aîné.
Elle demandera au prêtre de son église comment on fait les enfants.
Consciencieuse, elle élèvera ses 3 enfants et lui en donnera deux autres.
Elle dira de lui à sa mort qu’elle l’aima de tout son cœur.
Celui qui promoteur, syndic de sa ville, politicien, chef de gare finança une partie de la percée du tunnel du Saint-Gothard.
Il perdit sa fortune lors de l’effondrement du tronçon qu’il avait choisi.
FT

 

23 octobre 1890
Je suis un homme. Chef d’une famille paysanne, depuis la mort du père. Unique fils survivant de
deux sœurs aînées. Il ne reste que ma mère, vieille femme au caractère aride. Mais la vie ici n’incite pas à la douceur. Et puis elle m’aime. Enfin je crois.
Nous sommes pauvres comme on l’est dans ces montagnes quand on n’a pas de terre. La terre, je la
loue. Je suis le fermier d’un autre. Pas vraiment riche, personne ne l’est ici. Mais il porte des
souliers le dimanche et son nom sur un banc de l’église.
J’ai eu vingt ans dans cette ferme que l’on m’a contraint de quitter.
Envoyé au-delà de la mer, dans un ailleurs jamais imaginé, j’accomplis le devoir qu’un homme doit
à son pays, ce pays qu’on m’a dit être mien.
Et pourtant je n’y ai rien reconnu, jusqu’à l’instant où je t’ai vue et où tout a semblé s’apaiser. Ici, depuis deux ans, j’ai trouvé dans tes yeux un réconfort certain. A l’idée de te quitter, je tremble.
Bien sûr, je pourrais rester et demander ta main. Ton père ne me la refuserait pas. Il me l’a laissé entendre.
Mais un fils laisse-t-il sa mère seule en une terre hostile ? Oserais-je encore marcher la tête droite, à tes côtés ?
L’issue est cruelle. Nous le savons. Demain, je vais rebrousser chemin, retourner dans la montagne, retourner dans le froid. Je vais reprendre place dans le paysage qui m’a vu naître. Je vais y respirer, y travailler. Je vais y laisser mon empreinte, mon sang et mes gènes.
Mais un jour, dans 10 ans ou dans 100 ans, quand le souffle me manquera, là-bas, dans la neige et
dans le vent, je te le jure, je te le promets, c’est ton prénom que je crierai.
VV

 

Ceux qui montent et descendent
Celui qui a quitté la ville, la plaine, le pays ; que j’ai rejoins dans le Jura…
Celle et celui qui, déjà, dans les Alpes, arpentaient les chemins de la montagne gavant de s’établir à son pied…
Celui qui, de haut de forme et échelle noirs affublé, ramonait
et cet autre, aux godillots crantés, qui grimpait aux pylônes de bois ; sortant de l’isolement gens et villages des hauteurs…
Ceux-ci, frères, fiers et sauvages défenseurs de leurs forêts et hautes vallées, qui, pour défaire l’ost ennemi à la célèbre bataille, montèrent au front, sans s’y faire descendre…
Celles toutes et tous ceux qui, dès le Jurasssique, ont perpétué l’ancestral aller par monts et par vaux…
– Que d’empreintes seront gravées dans la pierre de mémoire des descendants ! –
AM

 

Celle que l’imminence de la guerre a contrainte à se marier dans la chapelle du Fort de Joux, c’est celle qui est ma mère.
Celui qui ne pouvait dire « Pouce! » de sa main droite: il était mon grand-père, il était scieur et son doigt était tombé dans la sciure.
Celui qui vendait des chaussures dans la Grand-rue de Poligny et dont je n’ai connu que le papier bleu d’emballage marqué « Maxime Olivier » celui-là était mon autre grand-père.
Celle qui a fait planter les arbres dans le parc de la maison que j’habite aujourd’hui et que, 100 ans plus tard, j’aurai bientôt tous fait couper.
Celui qui a fait construire, il y a bientôt 300 ans, la maison que j’habite aujourd’hui et a laissé ses initiales sur la porte du grenier.
JNC

08. Habiter le monde

1-
Chaque jour, je découpe, je tranche, je taille, j’émince
Je cuis
Des collines, des vallées, vient cette masse, ce volume rouge et blanc
La Loire irrigue les prairies et s’écoule
Les bêtes paissent puis trépassent
Je prends soin de leurs os
Je facilite l’acceptation
Je propose la mastication
Chair pour chair, je permets la transmutation

2-
Je suis la mère d’une famille au teint pâle
Mes filles s’uniront à Dieu. Mais pas toutes
Certaines seront comme moi
Ici des plaines fertiles
Mes fils élèveront, recueilleront, produiront
Ils transformeront
pour que tous puissent vivre
ED

 

Je monte sur la selle de mon vélo, il est 6h30 du matin.
Ma remorque est petite mais pleine. Les cartons sont fixés avec la corde, les bouteilles ne doivent pas s’entrechoquer.
Première destination, traverser la Place du marché, passer devant la Grenette, prendre le quai Perdonnet et filer le long du lac. J’entrerai par la porte de service de l’Hôtel des 3 Couronnes.
Livrer deux cartons de Côte du Rhone AOC cuvée Romanus Noirot Carriere. Le caviste de l’hôtel est au courant. J’y serai vers 7h00.
*
Je marche dans l’allée de l’Eglise de St-Maurice. Ma robe est simple, une cotonnade légère avec un liseré ourlé et recouvert de mon voile blanc.
Mon père à mon bras m’emmène solennellement.
Les gens du village, la famille et les enfants de Benjamin sont immobiles sur les bancs de l’église. L’autel se rapproche, il est de dos mais je sens ses yeux pointer vers moi.
Comment vais-je vivre ma nuit de noce ?
*
Nous sommes le 3 mai 1880. J’apprend la nouvelle par télégraphe.
La percée du tunnel s’est effondré, à mon tour je m’effondre. Combien d’hommes sous les décombres, combien de vies arrachées, d’ouvriers en souffrance en ce moment même ?
Je consulte mon oignon sorti de ma poche, il est 13h10.
Je prend le premier train pour Sion. Je trouverai de là un transport pour Göschenen en passant par Sierre.
FT

 

J’habite ici. Depuis cent ans. Depuis mille ans peut-être. Je ne sais pas. Terrain de mort où mes amis m’ont jeté, abandonné un matin d’avril.
Le temps ici n’importe plus. Le temps est dépassé. Inutile.
Je suis inerte, couché dans une terre noire. Certains pensent que je suis sans vie. C’est faux.
L’immobilité permet la réflexion. La contrainte imposée par mon corps, figé, désagrégé, m’oblige à
plus d’inventivité. De créativité. Mes sens sont en alerte, prêts à saisir chaque fragment d’humanité.
J’entends tout. Je sens tout. Chaque larme versée. Chaque cri étouffé. Chaque bâton d’encens brûlé.
VV

 

De mes ancêtres qui l’ont unifiée, j’ai hérité une terre pleine et pacifiée où j’ai bâti, la grande guerre finie, des maisons pour tous ces fils qui… -mes contemporains et moins avions tous quatre enfants ou plus —
Je t’ai précédé sur ces territoires, dispersés alors, où il fallut se battre pour survivre, au seuil du XVIIème s, et s’unir pour chasser l’envahisseur puis, enfin, ensemencer la terre ensanglantée.
J’ai quitté ces lieux importants, cette époque grave, imprégnés pourtant, des premiers aux derniers de mes pas, de roches et d’eaux claires, car pour se nourrir il s’imposa à moi de me mettre en marche, de me déraciner.
AM

 

Je vois arriver mes quarante ans et j’ai déjà enterré mes parents et mon unique sœur.
Entre, élever mon neveux orphelin et conserver ma tante âgée, quel va bien être mon avenir moi qui avait rêvé d’enfants?
Il ne suffit pas d’avoir deux lieux de vie possibles pour qu’en en changeant mon quotidien s’illumine.
J’ai toujours repoussé les avances des hommes qui s’intéressaient à moi en prétextant mes engagements.
Aujourd’hui, celui qui me fait la cour depuis des années est officier et la guerre va éclater:
je veux des enfants et je cède.

Je suis scieur de métier.
Mon épouse Célina, qui m’a donné deux enfants , cherche aussi à se réaliser dans son travail.
Son gout du changement nous conduit toujours ailleurs et moi je souhaiterais bien me stabiliser dans une place.
Parti du Jura, je suis allé en Bresse, passé dans l’Ain pour revenir dans le Jura.
J’ai même, pour un temps, troqué mon bleu et ma casquette contre la blouse grise de l’épicier pour faire des tournées lorsque Célina a tenu une succursale des Docks.
Pour avoir des scies qui coupent je suis devenu affuteur.
Quand j’ai scié mon pouce la coupure était nette.

Descendant des pelouses sèches du Haut Doubs je me suis établi le long des eaux courantes du deuxième plateau.
Là, j’ai pu planter des pommiers, des poiriers pour faire du cidre et semer des légumes au potager.
J’ai profité de l’expérience locale des rouliers du Grandvaux et de l’implantation de mes frères dans la capitale, pour organiser vers Paris l’écoulement des fromages du haut et des vins du Revermont.
Les caves de la grande maison que j’ai construite sont remplies de tonneaux et de fruits et, cette maison, je l’ai signée sur la porte en fer du grenier: A.O. 1726
JNC

 

LE GOUR DES ABEILLES

Fête de Pâques. Le mont Bayard éclaboussé de neige.
les ombres des grand frênes se balancent sur l’asphalte luisant.

Emmitouflés dans des écharpes de laine, les enfants zigzag parmi les vieux cramponnés à la vie.

Au kiosque du Truchet, concert de printemps de l’harmonie municipale. Tambours et cymbales appellent la montagne à se rassembler.

A cet instant précis

le sol se dérobe sous mes pieds.

La montagne bascule dans le vide et je me retrouve à glisser le long de la rue de la glaciaire d’où remontent des livreurs à bicyclettes, vaillants et téméraires, corps penchés sur des pains de glace destinés à la buvette du Champs de mars.

  • Allez ça s’arrose !
  • ose … ose … ose … répond l’écho au fond du puit de glace

Dans l’embrasure du trou, quatre visages hilares m’apostrophent.

  • Garçon, un pe’tit pont à la mémoire des moines d’Avignon…

sur le pont d’Avignon, on y danse, on y danse….

 

A cet instant précis,

quatre bras musclés me hissent hors du trou :

  • A la une.. à la deux.. à la trois… .

Vol plané dans l’azur, instant dilaté

Rochers montagnes arbres rivière poissons vaches pont immeubles poteaux électriques lampadaires

dessinent dans l’espace des arabesques psychédéliques.

Des formes naissent, s’effacent puis surgissent à nouveau, se forment, se déforment.

Strates de réminiscences.

Là, un moulin

Là, une usine sur un arrivoir

Là, une passerelle de bois

Là, le chemin des carrières à bâtir du grand Plan

Là, la rue de la papeterie où des générations d’ouvriers et d’ouvrières tissent en filigrane l’histoire de Saint-Claude

Là, les tourneries pour travailler l’os, le diamant, la pierre précieuse, la pipe, les matières plastiques, les métaux

Là la pente de la rue du pré, les bains Douches, l’école de musique, l’hôtel des postes, l’usine Miflex, la cheminée de l’Ebonite.
Là les grands arrivoirs pour le flottage des bois.

Là un petit port scintillant où le soleil diffracte ses ondes lumineuses sur les corps encore frissonnants des baigneurs et baigneuses du Gour des abeilles .

 

A cet instant précis

un rapace fend l’azur et plonge dans la rivière pour se saisir d’une truite nacrée.

 

Je             n’en finit pas de tomber.

 

A cet instant précis,

un radeau chargé de bois et de bimbeloterie de toutes sortes glisse sur la rivière

Sous le pont de Molinges, je salue mes amis.

 

Le voyage commence.

MC

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