1. « Qu’est-ce qu’une ville, après tout ? Ce n’est pas tellement différent d’une forêt, n’est-ce pas ? On trouve des formes hautes et inquiétantes qui bouchent la vue, tout un monde grouillant s’agite autour de soi sans jamais s’intéresser à nous, et nous nous perdons facilement durant de trop longues heures de marche qui font mal aux pieds…
Ah mais pour la peine, tu as dû dégoter des souliers ! Promotion sociale ! Tu sais il n’y a pas si longtemps, les gens marchaient pieds nus même ici… le progrès, comme ils disent, les a obligés à porter des semelles, avec les bouts de ferraille ou de verre qui traînent partout…
Le progrès les a obligés à pas mal de choses, d’ailleurs… Bon, et toi, qu’est-ce que tu es venu chercher comme eldorado ici ? »
Après le village c’était facile, tout droit toujours tout droit le long des chemins de halage du fleuve, jusqu’à la confluence ; là on traverse, puis les maisons deviennent plus grosses, sont plus rapprochées, les villages plus gros, plus riches, avec des trottoirs, des lumières, et une foule de gens, de gens qui passent, qui hurlent, qui parlent, qui fument, qui battent, qui vendent, et ces chevaux ! tous ces chevaux alignés comme au manège !
Non le vieux ne disait pas n’importe quoi. À deux pas de chez lui pourtant, tout un autre monde qui s’ouvrait. Un monde qui n’était tellement de la forêt où il aimait aller. Ici l’acier et la brique et le verre remplaçaient le bois, la roche et l’eau, mais la diversité était égale : et les impressions, les hauteurs, les odeurs, les paysages… dans les deux cas, on restait le tout petit humain qu’on était.
2. Après les journées passées avec Narcisse, puis les heures de marche et le déchargement et le débardage des grumes, Gamin est sale et tout dépenaillé. Ses vêtements sont déchirés et il fait peine à voir. Il s’est éclipsé dès qu’il a pu, et n’a pas attendu que le forestier lui propose des vêtements ou un repas chaud.
Il se présente devant une immense masse confuse, une sorte de monstre bruyant et turbulent : c’est Paris. La ville la plus grande qu’on puisse imaginer ! Les passants le bousculent et ne s’arrêtent pas. Comme tout va vite ! Gamin poursuit sa promenade. Il découvre des magasins, des artisans, des épiceries, des restaurants, des églises, des palais ! Il est surtout attiré par toutes les belles marchandises exposées dans les vitrines. Il aimerait acheter des bonbons et une baguette (puisque celles d’ici ont l’air d’être réputées) mais il n’a pas d’argent. Il arrive devant les étals d’un vendeur de légumes, ce qui tombe bien car il est affamé et il a très soif. Il arrête son choix et prend une belle pomme bien brillante et une orange juteuse à souhait. Le commerçant sort de son magasin et ne prend pas très bien le fait que Gamin se serve gratuitement… Il lui court après en vain, l’enfant s’est déjà faufilé hors de sa vue.
En marchant, Gamin échappe de peu à une calèche lancée à fière allure, il esquive le cheval et la voiture de passagers. Mais quelle horreur cette ville ! Que de bruits, que de sons mélangés. Au cours de sa visite, Gamin arrive au cœur d’un chantier. Des hommes ont bâti un échafaudage et le bruit des outils forme un drôle d’orchestre métallique. Bientôt une construction célèbre sortira de terre mais ce n’est pas encore l’heure de s’arrêter. Marchons encore un peu.
Au détour d’une avenue, Gamin croise des tramways, des passants et observe la ville. Paris, n’est vraiment pas comme son village de Celle. Tout est plus grand, plus bruyant, plus vivant. Les gens ne se parlent pas et ils ont l’air de ne pas se connaître. Gamin poursuit sa route jusqu’à un théâtre où une pièce était en train d’être jouée. Décidément, cette ville est pleine de surprises. Il découvre de grands hôtels, il voit les beaux restaurants, les hauts-de-forme et les belles dames cerclées de crinoline. Gamin est émerveillé ?
Soudain, attiré par des cris, il se rapproche d’une place couverte. Des monceaux de fruits et de légumes rangés en pyramide sont exposés. Des poissons brillants et des volailles plumées sont exposées sur des tables colorées. Des tas d’épices parfument cette halle couverte. Il y a plus de couleurs ici qu’il n’en n’avait vues de toute sa courte vie. Tout à coup, tout absorbé par ce qu’il voit, le pied de Gamin se prend dans une corde qui était attachée à un anneau au sol… La toile tendue au-dessus de l’étal de fruits s’affaisse lentement et recouvre tout l’étalage. Des cris de fureur sortent de sous la toile et les fruits roulent par terre. Gamin s’est fâché avec deux commerçants. Décidément, la ville n’est pas à la portée de tous !
Lorsque la nuit tombe, la magie s’efface : Gamin ne sait pas où dormir. Dure réalité pour un enfant. Mais la solitude, contrairement à plein d’autres choses, ne lui fait pas peur. Il a traversé une forêt tout seul tout de même.
3. Gamin semble un peu perdu et pourtant il connaît cette ville, c’est comme s’il y était déjà venu. Il marche au hasard des rues en se faisant bousculer par les passants. Il y en a qui hurlent, qui vendent, qui boitent… Quel vacarme ! Il se sent tout petit. Gêné par le bruit, il pénètre dans une ruelle. Au bout de la rue, il aperçoit une taverne. Gamin se dirige doucement vers l’enseigne quand le tournis le prend. Il a chaud, il transpire et s’évanouit.
Le tavernier, qui fume une cigarette devant sa porte, le voit au loin. Il s’approche et porte l’enfant jusqu’à sa boutique. Il le monte dans une chambre. Comme cet enfant est étrange avec ses cicatrices et ses habits tout déchirés ! Valjeanjean, il s’appelait ainsi, descend pour aller chercher un seau d’eau, remonte l’escalier et lui verse le seau en pleine figure, pour le réveiller. Cela ne manque pas ! Gamin se réveille en sursaut. Il ne comprend pas où il est et la grande silhouette de l’homme lui fait peur. Le temps que Valjeanjean se retourne et pose le seau, il s’était enfui. L’homme, qui trouve cet enfant très bizarre, va chercher un petit paquet rangé dans un tiroir de son bureau et se lance à sa poursuite.
Le tavernier descend dans la ruelle en courant, aperçoit Gamin au bout de la rue, il l’appelle mais Gamin ne l’entend pas et continue de s’enfuir, toujours tout droit. Valjeanjean le poursuit malgré sa fatigue, il voit Gamin tourner à gauche dans une impasse. L’homme, qui connaissait bien la ville, prend un raccourci, traverse le petit parc, s’engouffre dans la cour intérieure d’un petit immeuble et atterrit dans l’impasse, persuadé de se trouver nez à nez avec Gamin. Mais il ne trouve point Gamin. Comment est-ce possible ? A-t-il traversé le mur ? Perturbé par cette aventure, le tavernier continue sa recherche mais ralentit le pas. L’heure avançant, il décide de rentrer.
Sur le chemin, il le retrouve assis sur un banc. Il s’approche doucement de peur d’effrayer à nouveau le garçon et lui tend un petit paquet délicatement ficelé. Gamin le prend, défait le ruban et découvre plusieurs pages noircies d’une belle écriture. « J’ai écrit cette histoire quand j’étais petit. Je devais avoir à peu près ton âge. Tu me diras ce que tu en penses. » lance le tavernier. Valjeanjean était un homme attentif, il avait remarqué la main du garçon tenant fermement un petit carnet. Confiant, Gamin accepte l’invitation de l’homme et le suit jusqu’à sa taverne.
Le lieu est animé. Les clients sont attablés et parlent fort. Les chopes de bière s’entrechoquent et les pichets de vin vont et viennent du comptoir à la salle. L’endroit est sombre malgré les lampes à huile posées sur les tables. Ce n’est guère un lieu pour un enfant. Valjeanjean installe Gamin sur une petite table à l’écart – sans doute du chêne, se dit Gamin – et lui pose un verre d’eau juste devant son nez. Gamin le vide d’une traite. Il avait soif, il avait faim aussi. Valjeanjean remplit de nouveau son verre et lui commande une bonne omelette.
Rassasié, l’enfant semble apaisé et Valjeanjean en profite pour en savoir un peu plus. Il lui demande qui il est, de quel village il vient, qui sont ses parents et pourquoi ses habits sont tout déchirés. Mais le gamin ne peut lui répondre très clairement, il peine à s’exprimer. Des mots sortent de sa bouche mais le sens semble échapper. Alors Valjeanjean laisse à Gamin une plume, de l’encre et du papier. Le petit s’en empare et se met à écrire. L’homme se souvient alors d’une histoire qui a fait la une de la gazette locale, un enfant d’un village voisin avait disparu.
4. Valjeanjean était un homme très imposant, à la stature d’ogre. Il ne mesurait pas loin de deux mètres et, par conséquent, se tenait souvent voûté. Sa démarche était mal assurée ; était-ce à cause des bagarres qu’il séparait fréquemment les soirs de beuverie ? En tous les cas, ses mains, massives et couvertes de cicatrices possédaient la robustesse nécessaire à ce genre d’interventions.
Il portait une chemise blanche souvent tâchée de vin et, par-dessus, un grand tablier noir qui recouvrait son ventre bedonnant. Quant à ses chaussures, elles semblaient usées par les allers-retours incessants du service. Il lui arrivait souvent de suer à grosses gouttes surtout les soirs où se produisait un groupe de musiciens bavarois, alors qu’il devait se frayer un chemin dans la salle bondée, un plateau rempli de chopines sur l‘épaule.
Sa bouche était dissimulée par une barbe hirsute dans laquelle on pouvait apercevoir des reflets cendrés, peut-être à cause du tabac qu’il consommait à longueur de journée. Ainsi respirait-il de manière lente et bruyante.
Ses cheveux raides et emmêlés, de couleur grise, empêchaient quiconque de lui donner un âge précis. Le teint grisâtre de son visage lui procurait un petit côté mystérieux accentué par des yeux noirs oblongs, cernés et surmontés de sourcils épais.
Cet homme avait l’air d’avoir eu une vie compliquée mais derrière ce physique disgracieux se cachait un grand cœur, Généreux aurait pu être son deuxième prénom tant sa bonté était sincère et profonde. Il était aimé des clients de la taverne qu’il connaissait tous très bien et auprès de qui il pouvait être de bon conseil. Il était au courant de tous les chiens écrasés du quartier et se faisait un plaisir de les raconter à qui voulait bien l’entendre. Certains soirs, après le service, il restait volontiers trinquer avec eux.
Sous ses airs rustres, il était malin, mais n’avait pas souvent l’occasion de le montrer dans ce milieu souvent barbare. Il lui arrivait de penser qu’il n’était bon qu’à servir des chopes de bière et des omelettes. Ce qu’il aimait par dessus tout pourtant, c’était s’isoler et écrire…
Deuxième tombeau d’Anatole
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le texte poétique de son choix
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