Il me semblait que le délire dans lequel s’engage la lutte du gouvernement contre la rue, l’une exprimait beaucoup plus de lassitude que prévue, l’autre attisant sans remords le processus qui entraîne la violence, le ver qui ronge, il me semblait que ce délire (littéralement) faisait écho à celui, déjà ancien, qui a secoué la ville de Gênes, Genoa, GEnova, lorsqu’y fut organisé le G8 en 2001. Ce texte est l’un des 81 textes qui composent l’ouvrage en cours d’écriture sur la ville.
Ramasser des brindilles d’histoire, des bribes, pour quoi faire ?
Pourquoi indexer l’espace urbain à l’histoire ? Et pour dire quoi ? En quoi cela nous concerne-t-il ? Tous les lieux cristallisent du temps historique, sinon cela s’appelle la nature.
La nature cristallise, elle, la vie. La broie pour en faire des montagnes. Le temps historique bâtit des villes sur des ruines.
Je ne sais pas pourquoi il m’a fallu passer par quelques relations d’événements totalement décousus, épars dans les âges, sans rapport apparent les uns avec les autres.
Peut-être qu’écrire revient à aligner des évènements. A les citer. Peut-être qu’une ville est avant tout un récit. Et que pour comprendre la ville il faille passer non pas tant par son histoire, mais par ses histoires, ce qu’on dirait aujourd’hui story-telling.
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Or les histoires, dans tout processus narratologique, sont mêlées de menace ou de malheur. C’est le problème qui raconte, ce n’est pas le bonheur, qui plutôt ennuie. Ce qui inquiète et qui passionne, c’est la face cachée de la lune.
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Benito Mussolini avait une particulière affection et une particulière attention pour la Ligurie, où il fut nommé enseignant en 1908 (Oneglia).
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En une seule nuit, évènement surprenant, tout une partie d’une ville se retrouve interdite à ses habitants. C’est l’instauration de la « zone rouge » à GEnova, pour le bon déroulement du G8, sommet des huit chefs d’état des pays les plus riches du monde.
Ces huit pays président aux destinées des cent quatre-vingt-cinq. Ces huit pays sont : l’Allemagne, le Canada, les Etats-Unis d’Amérique, la France, la Grande-Bretagne l’Italie, le Japon, et la Russie.
En 2001, leurs représentants sont, respective-ment : MM. Gerard Shröder, Jean Chrétien, George Walker Bush, Jacques Chirac, Silvio Berlusconi, Jun’ichirō Koizumi et Vladimir Poutine.
Le G8 se réunit à GEnova du 20 eu 22 juillet 2001. Les 18 et 19 juillet, les ministres des affaires étrangères se sont réunis au préalable.
Le thème de la rencontre est la réduction delà pauvreté mondiale et l’éventualité de l’annulation de la dette des pays les plus pauvres.
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Un document relate les visites de Mussolini en Ligurie. La famille passe ses vacances à Levanto. On y découvre les stratagèmes imaginés par le Duce pour retrouver sa maîtresse en ville. Ou les tentatives désespérées pour soigner sa fille (Edda ?) atteinte de poliomyélite.
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C’est à GEnova, en 1938, que Benito Mussolini scelle définitivement le pacte avec l’Allemagne de Adolf Hitler.
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Il n’est pas indifférent que les huit chefs d’états les plus riches du monde soient tous des hommes, tous des blancs.
Sur ces huit personnes, deux sont encore aux fonctions : Silvio Berlusconi et Vladimir Poutine.
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Durant le G8 de GEnova se tient un contre-sommet, dans la lignées des rencontres de Seattle (1999), Davos, Göteborg et NApoli (2001), organisé, par le Genoa Social Forum.
Le Genoa Social Forum s’installe sur les faubourgs de la ville, dans le quartier de Foce.
Pour éviter tout débordement, est imaginée une enceinte imperméable autour du centre historique où se déroule la rencontre. C’est ainsi qu’en quarante-huit heures furent installées les grilles d’une forteresse gigantesque, aux parois hautes de cinq mètres, un ghetto, verrouillée le 17 juillet 2001.
Une zone « jaune », dite de tampon, l’entoure également, où les déplacements sont réglementés.
Dans les semaines qui précèdent, la ville est blindée.
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Pendant des semaines, des dizaines d’entreprises ligures et piémontaises façonnent dans leurs ateliers les montants, les grillages, les portes de fer, les loquets, les griffes, les tire-fort de ce qui deviendra la cage rouge.
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C’est la frontière : le mot de la loi, ce qui sépare et relie, ce qui dit : ici, et là, je/nous, et il/ils.
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La surprise, la surprise de découvrir au matin cette zone rouge érigée en frontière.
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Les sorties d’autoroutes sont contrôlées. Le port, l’aéroport et les gares sont fermés. Les grilles des égouts sont scellées. On installe des mécanismes de brouillage des communications cellulaires. On installe des batteries anti-missiles à l’emplacement du port dans l’éventualité d’une attaque aérienne.
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C’est l’été. De nombreux habitants ont quitté la ville pour des vacances. Ceux qui n’étaient pas partis décident de le faire, en cadenassant leurs habitations. Les magasins sont fermés. La vie s’arrête, dans l’attente de l’arrive des chefs d’état.
La tension est palpable.
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J’ai rencontré des personnes qui habitent dans le centre : impossible parfois pour eux de rentrer chez eux sans papier d’identité. Le nombre de franchissements des grilles étant par ailleurs limité.
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Entre 1949 et 1951, les responsables national-socialistes qui ont échappé aux dernières flammes du conflit cherchent refuge. C’est l’opération ODESSA (Organisation Der Ehemaligen SS-Angehörigen).
Parmi les fugitifs, un certain nombre se dirige vers l’Amérique latine et notamment l’Argentine de Peròn.
GEnova, port international, est la point de ralliement idéal.
A partir de 1949, contre toute attente, les hiérarques nazis se trouvent de faux-papiers et, sous couvert de leur nouvelle identité, parviennent à établir des visas de la Croix Rouge.
A partir de 1949, à GEnova, on laisse embarquer Adolf Eichmann, Josef Mengele, Erich Priebke, Klaus Barbie, Aribert Heim, et d’autres.
Cinq années après la fin de la guerre, via la Suisse, quelques-uns parmi les principaux responsables du second conflit mondial peuvent circuler librement dans la ville de GEnova.
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Cinquante ans plus tard, le monde a les yeux braqués sur GEnova. Des milliers de manifestants du monde occidental essentiellement viennent protester contres les symboles du capitalisme néolibéral.
Ses habitants ont presque tous déserté la ville. Ceux qui restent (je pense à l’ami Books in the Casbah) ne peuvent pas circuler librement dans la ville de GEnova.
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Une bombe a explosé le lundi 16 juillet et un carabinier est gravement blessé. Une autre bombe est repérée près du lieu où sont hébergés les manifestants.
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Un arrêté municipal ordonne que soient retirées tout linge et sous-vêtements des façades des immeubles situés près de la zone rouge.
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Découper la ville, dessiner des traits sur la car-te. Dire : ici = dehors ; là = dedans.
La douleur a commencé là. Bien que temporaire, le mur, fait de grillages immenses, parfois de containers venus du port, rappelle à certains d’autres villes : Varsovie, Berlin, Belfast, Nicosie.
Les fonds sont publics : les élus en ont discuté en session. Dans un pays en grande difficulté, réaliser un telle objet urbain associant pouvoirs publics, géomètres et architectes, ouvriers et ingénieurs, puis ceux qui posent et ceux qui gardent, le tout sur le denier public, et sans que personne ne soit au courant (48h !) relève de l’exploit.
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Personne n’en réclame la paternité.