[Lire sans être lu]
Cela m’évoque une autre difficulté, que j’ai pu éprouver avec plusieurs livres, et que j’éprouve avec les œuvre de Saucourt1 en particulier, est — et on trouvera peut-être que je suis rabat-joie et que je crache dans la soupe — l’imaginaire débridée d’une lecture affriolante de livres, donc d’une écriture, qui ne l’est pas moins.
C’est comme si en quelques sortes, on — et qu’on refusât aux livres d’être tout à la fois et tour à tour, ennuyants, voire sérieux.
Il y a eu, en Europe occidentale, depuis les années soixante, une joie de la lecture, sans doute propulsé par des filous de la trempe de Kundera, et qui a fait de tout bois des lectures parcimonieuses ou partiales, des commentaires abusifs ou imaginaires, des citations approximatives et des variations hommagières… de sorte que l’œuvre en tant que telle, la forme, s’est comme évanouie, éparpillée dans ses propres reflets, son écume dispersée par les vagues.
Dans ces conditions, impossible pour l’herméneute de saisir le tout, non pas tant d’ailleurs pour « saisir » ou pour un « tout », mais parce que, comme le lierre, la critique devient elle aussi évanescente, parcellaire…
Ce la a pu faire rêver un temps les élites européennes et américaines — c’est vrai. Cela correspondait à l’idée romantique de favoriser le marginal, le bâtard, l’hybride, l’anomal. Cela corroborait l’espèce d’absolution du monstre, du fou, et du grouillot. C’était probablement lié à l’idée d’un progrès des mentalités, qui s’est retourné comme un gant, avec le temps, les ouvriers comme les déments, que je sache, ne sont guère mieux traités qu’il y a cinquante ou cent ans, mais passons.
Quoi qu’il en soit, nous sommes aujourd’hui rendus à une espèce de trop-plein, qui peut, chez certaines personnes, provoquer du dégoût, voire du rejet, ce qui n’est peut-être ps pire que l’indifférence ou le mépris, je ne sais, mais en tout état de cause, aussi dommageable.
Or il existe, et c’est tout à fait curieux, de la part de quelqu’un comme moi, par exemple, qui ne vis, en quelque sorte, que sur la peau des livres, des auteurs pour lesquels la recherche de la citation, la quête du caractère typographique, ou la révérence à la page et à son grain ne fascine pas du tout. Et même, on en connaît, il y a des auteurs qui méprisent les livres. Et même, on en connaît, il y a des auteurs qui fuient les livres. Et même, et on en connaît, il y a des auteurs sans livre !
Comme le disait un ami à moi, il ne faut pas regretter de n’avoir pas assez lu. On a toujours lu. Moi j’ai très peu lu. Et comme j’ai perdu la mémoire […] c’est comme si je n’avais rien lu.2
J’aurais juré pourtant que cet homme, qui n’est plus très jeune, avait écumé toutes les étagères de toutes les bibliothèques que compte cette ville — mais peut-être exagère-t-il.
Mais, ceci tout à fait entre nous, on connaît aussi des personnages étranges, et c’est fort étonnant, de la part de quelqu’un comme moi, par exemple, qui ne vis, en quelque sorte, que dans la peau des livres, dans le texte, dans la phrase plutôt que pour une belle bibliothèque ou un incunable, une peau de vélin tapissée, un lavis rarissime des peausseries et de broderies historiées en guise de marque-page, qui rapièce à qui mieux-mieux les fragments de pages salies et déchirées, qui s’abîme les yeux à recoudre des sens là où gît l’élucubration ou le discours haché d’un personnage perdu, lui-même misère ou chimère… mais je m’égare.
On en connaît, ainsi, de ces amateurs de livres qui ne veulent plus lire parce qu’écrire et lire leur paraît monstrueux3 Mais qui sont-ils, ces hurluberlus ? Voilà bien ce que je me demande…