[La balayette]
Tout aussi bien, l’essentiel de ce qui compose ce monde est accessoire.
Il faut que je m’explique là-dessus, mais ceci est, je crois, l’un des secrets les moins bien conservés du monde et de l’existence.
À cause d’aventures qui n’ont rien d’héroïques, un dégât des eaux causé par des voisins négligents — mais sur lesquelles je ne m’appesantirai pas afin de ne céder à aucune sirène de la vulgarité et de la condition commune — je dois refaire faire une partie de ma salle d’eau, contiguë à celle de mes chers voisins. Lorsque je suis rentré de la montagne — l’été je passe la fin du mois d’août en montagne, chez mon ami Lafcadio qui a un modeste chalet à Courmayeur — tous les murs mitoyens étaient noircies d’une pellicule fongique accrescente et l’odeur était épouvantable. Devant l’état de vétusté de mon appartement, le syndic a plus ou moins imposé de refaire ces deux murs, ce qui revient à dire pratiquement toute la salle d’eau, qui est minuscule.
J’ai dû donc vider le petit placard, et sortir pour les stocker ailleurs tout ce qui était transportable.
Ces travaux inopinés sont d’ailleurs la cause de mon silence récent dont je vous prie de bien vouloir me pardonner.
Donc cette petite balayette de toilette, qui se tient maintenant ridiculeusement près de mon lit.
Je sais que cela peut paraître considéré comme une position peu hygiénique et certainement mal esthétique. Si je conviens volontiers du dernier point, le premier point ne me fait ni chaud ni froid — pour autant, bien entendu, que cette discussion ou cette vision demeurent dans le cercle de l’intimité, que je n’aie pas à en discuter publiquement — ; en effet, la balayette à toilette est un objet ignoble, que je ne considère même pas. C’est un objet que je n’utilise jamais, que je trouve absolument indigne de la condition humaine, ou plus prosaïquement trop attaché à son indigente condition.
Mais alors, pourquoi en détenir une ?
C’est là où je voulais en venir. Pensez à Rosemonde1…
Cet objet infâme fait partie du « trousseau » naturel d’un cabinet de toilette, un complément habituel : c’est bien cela, il n’est pas essentiel, nécessaire, c’est un complément, et pourtant ce complément est toujours présent. IL est une frivolité presque nécessaire, ce qui est, je le concède, paradoxal.
Pareil à ces chambres anglaises pleine de choses qui ne pouvaient servir à rien et qui dissimulaient pudiquement, jusqu’à en rendre l’usage extrêmement difficile, celles qui servaient à quelque chose2, cette pièce ainsi que les autres pièces composant mon modeste appartement (qui n’en contient finalement que deux), du fait de ce stupide objet, formaient ainsi l’essentiel de mon espace d’occupation quotidien ; ce qui me poussa à inspecter sérieusement mon intérieur.
Certes je n’allais pas, comme tel ou tel autre, me perdre en circonvolutions philosophiques sur l’aménager du chez-soi, et qui ne sait choisir entre une forme expressive et puissante et une forme fonctionnelle dans cette incohérence des idées, ce vertige, le point vers lequel il avait été secrètement attiré3, à savoir un habiter sans corps.
Mais tout de suite, me dis-je, alors que j’évaluai la possibilité de me débarrasser de tout un tas de fatras qui bien entendu était aussi inutile que nécessaire, donc, je me mis à penser à la nature de ce « nécessaire ».
Nécessaire à vivre, précisément, que cet ensemble hétéroclite sans utilité précise… à moins qu’on ne daigne accorder à l’âme des besoins ou des fonctions même, pourquoi pas des réflexes, qui sont tout aussi organiques que leurs équivalents élémentaires… Que sais-je ? Si la main a besoin d’un marteau pour planter des pointes, ou le pied d’un paillasson pour s’essuyer, alors l’âme aussi, sas doute, a besoin d’une peinture dans le cadre fixé par le clou, ou de l’hygiène du sol pour s’y répandre et reposer…
Je m’explique mal.
Mais ce que je veux dire c’est qu’une grande partie des objets qui nous entourent et dont très franchement nous pourrions nous passer (en effet pourquoi six fourchettes, et pas une, et pourquoi même des fourchettes ? Chez Mario, ma cantine toute proche, la plupart des pauvres hères qui y viennent trouver un peu de chaleur humaine dépiautent leur poulet ou leur dorade avec les doigts !)
Néanmoins ces objets sont là, et nous peinons à nous en débarrasser, et je parle pas seulement des pitoyables colifichets que nous traînons de demeure en demeure, les lettres photographies bulletins relevés, que sais-je. Je parle véritablement de paperolles, de pages arrachées, de cruches ébréchées, de dispositifs brisés, de piles éteintes, toutes ces cianfrusalie4 qui font le bonheur des centres de tri des déchets.
Nous les conservons en conscience. Nous savons que nous encombrons le monde, mais nous pensons que quelque chose, un infime petit quelque chose, aussi ridicule ou absurde que ce soit, pourra nous servir ou, plus subtilement encore, détient un secret, pour nous encore celé, une révélation capitale sur notre destin ou notre inscription dans ce monde.
Par là je veux dire que nous agissons exactement comme un herméneute.
Par là je veux dire que le supplément, la critique, est précisément l’empreinte et la matrice du monde, et avec lui comme tenon et mortaise, il évolue.