[La fusion, la confusion]
Je ne sais plus exactement où j’ai croisé, dans les années… ah, je ne sais plus non plus… les années… entre 1953 et 1977, certainement… René Etiemble, dont j’ai gardé cette précieuse formule à propos de je ne sais qui1 : « Que n’a-t-il pas lu ? Mais qu’a-t-il lu ? »
Voilà le sésame qui nous conduit tout droit vers la moelle de notre réflexion, si j’ose dire, ouvrant comme par magie notre cœur à tous les deux, n’est-ce pas ? Je vous retourne le compliment, tout en essayant de vous en souffler le fin mot (j’y reviendrai bientôt2) de cette fable.
En vérité, la fusion est telle, entre un lecteur et l’œuvre, qu’on ne sait plus véritablement, à la fin des fins, qui écrit et qui lit. Notez que, pour une fois, je ne pose pas d’égalité entre la lecture et l’écriture, et au contraire pose le poids sur le plateau de la lecture — présupposant que l’écriture ayant déjà eu lieu, l’œuvre existant, l’écriture ayant accompli sa tâche, et en quelque sorte, l’auteur ayant déjà tout dit. Alors seulement j’arrive. Comme tel personnage de théâtre sort avec fracas d’une scène dramatique, entre alors subrepticement un nouveau personnage, commandeur connoisseur [sic], à l’insu de ce dernier, mais à la vue de tous, cela se produit continuellement sur toutes les planches du monde…
Il y a donc une fusion, une confusion, dans la distribution des rôles et, partant, dans l’ordre des didascalies. Je crois savoir que vous attribuez une grande importance, dans votre travail, à ce que vous avez appelé, ici ou là, le chœur, à savoir une voix à la fois neutre et collective, impersonnelle et pourtant bien concrète, immémoriale et pourtant consubstantielle au texte, incarnée, dans le théâtre grec, de géniale manière en un seul ou en un groupe de récitants, présents directement sur la scène au-milieu des personnages (des acteurs).
C’est ainsi que je me représente, de manière heuristique ici, ce fameux chœur : contrairement à ce que j’ai pu écrire ici ou là — mais en vérité en allant contre les préceptes antiques grecs d’ailleurs résumés par Horace dans son Art poétique, à savoir que le chœur doit représenter une instance sociale qui valide ou moins les actions des personnages ; qu’il loue les gentils et gifle les méchants. Mais je reprendrai volontiers à mon compte les mots de l’homme en noir, et permettez que je supplée comme chœur aux lacunes de cette histoire3, enfin de ce récit que je vous fis.
Oui c’est un récit que j’ai entrepris, et, comme nocher entre deux océans d’égale profondeur, sur le frêle esquif que représente une main ou si vous voulez, cette feuille imaginaire (cette feuille augmentée) par laquelle je vous écris, c’est un roman infini qui passe d’un Charybde à un Scilla indéfiniment, et foin d’Ulysse ici, et foin de Boutès, et foin de sirènes ! Vous allez le découvrir bientôt, ce roman, ce génial roman qui contient tout, toute l’eau de la mer et tout l’ai des cieux, et tous les poissons et les oiseaux et toutes les guerres et toutes les villes et toutes les amours et toutes les œuvres ! Et vous-même, jusqu’ici, n’en avez dressé, a priori, que l’indigent commentaire.