[Le commentaire et son double]
La maudite, la satanée sciatique.
Maudite sciatique qui m’oblige, qui me cloue au lit, et m’oblige, me cloue au lit et me contraint de lire, et m’empêche de lire. Satanée sciatique, aiguillon et obstacle qui fait trembler et trébucher mon corps, et harcèle et lacère mon esprit.
Maudite et satanée sciatique qui me cajole, qui m’épuise et m’épouse, partenaire qui me double, cherche à prendre ma place, se love en mon âme comme en mon corps, ma bien-aimée.
Lorsque je suis en proie à cet amour, le plus souvent je reste sur le tapis, hagard, une petite semaine ; puis la semaine suivante, sous l’effet des anti-inflammatoires, je délire, et produis le plus souvent mes plus belles pages. Souvent d’ailleurs sans approcher ma table de travail, sans toucher un crayon, sans manipuler aucun papier ; tout est là, dans la tête.
Malheureusement, la troisième semaine vient généralement effacer tout ce labeur ou le disperser à jamais dans les brumes de l’aube. Il faut dire qu’elle est maintenant installée comme à domicile, cette putain, secondant chaque geste des membres comme de l’esprit : pas une idée, pas un projet de mouvement, pas une action qui ne passe au crible de sa herse acérée.
Écrire alors — comme le reste — se fait comme sous l’effet d’une suggestion, et lire, ah !, n’en parlons pas. L’état d’extrême attention dans lequel est jeté le souffreteux, par ailleurs engourdi dans un monde où les heures se dissolvent, ne parvenant pas à rester plus d’une heure ou deux dans l’une ou l’autre des positions, debout, assis, couché, est contrebalancé par son incapacité à accomplir quoi que ce soit au-delà de ce laps de temps, qui se solde le plus souvent par un raidissement général de la fesse, du genou ou du pied, comme si le muscle se changeait subitement en une fonte souple, pour culminer par ces poignées de poignards qui viennent comme ceci finir de perforer toute perception.
De jour, encore, on s’accorde une sieste à la va-vite, sur le rebord d’un siège de bus ou sans un recoin plus frais de l’appartement… mais la nuit, il faut casser en plusieurs grosses plaques hagarde le coton doux du sommeil, qui d’ordinaire se passe sans souci.
Notre malade se retrouve alors sur le balcon, dans la cuisine, parfois même dans les escaliers de l’immeuble ou dans les ruelles adjacentes, en quête non de sommeil, mais du lit de corps qui voudrait bien l’accueillir et le chérir.
Ecrire, pour moi, ressemble assez à ces états et, contre mauvaise fatigue, heu, fortune, bon cœur et, me remémorant ces phrases qu’un ami m’écrivit dans une belle lettre angoissée, nous tâchons de retourner contre elle-même les armes de l’affection. Ou plus exactement, nous les lui subtilisons pour les mettre à notre compte, dans l’optique, seule, unique, solitaire, de notre quête : nous attaquons le texte comme la sciatique, rêvant ainsi, fébrile, à ne lire que des livres qui nous piquent et nous mordent. Si le livre que nous lisons ne nous réveille pas d’un coup de poing sur le crâne, à quoi bon le lire1 ?
- Kafka. NdA ↩