[La fusion, la confusion]
Ma voisine de palier, Ms Abigail Arbogast, est, voyez-vous donc, d’origine britannique, galloise, je crois, du côté de son père. Elle enseigne la théorie harmonique et l’art du contrepoint à Steinhardt. Nous nous sommes connus aux réunions de copropriété, et nous avons sympathisé. Elle voulait à tout prix que j’intègre un parcours académique, mais je n’en avais ni les moyens, ni le goût. Je suis invité de loin en loin à des colloques universitaires, et cette relation à l’école me suffit amplement… ce n’est pas mon environnement. Je pense que mon travail se résout dans une maison (corps, chambre, appartement…) seule, solitaire, sur la colline, à l’écart. Et puis surtout, chaque voix étant singulière, comment espérer pouvoir l’enseigner ? Il y a dans l’idée même de l’herménie (osons ce mot, plus joli) l’idée même de l’impossibilité de l’universel, je viens de le dire, et si chaque texte a son contexte, chaque hermie (osons ce mot, plus joli encore) a son texte, et aucune méthode, aucun protocole, sinon ceux de la vie (les mains, les yeux, le sommeil, la digestion) ne peuvent s’appliquer, ni, surtout, se reproduire.
Bref, nous avons, avec Ms Arbogast, de riches discussions, parfois, à l’occasion d’un thé ou d’un limoncello1, sur nos pratiques respectives. En particulier, je l’ai longuement interrogée sur l’effet de fausse relation en harmonie tonale. Ce phénomène apparaît disgracieux à l’oreille lorsque deux accords s’enchaînent, qui appartiennent à deux voix différentes. Voilà. Cet effet, cette fausse relation, est peut-être précisément ce que l’on recherche lorsqu’on tâche de définir le rapport entre un texte et son commentaire.
Généralement, et comme le dit Abigail, depuis Heinrich Schencker, toute polyphonie débute par la mise en place d’un rigoureux contrepoint d’espèce, et une tradition vulgaire (bien que docte, puisque lectrice, « en deuxième main », si j’ose dire) associerait volontiers la pratique du commentaire à celle du contrepoint, et bien évidemment à celle de l’harmonie.
Mais à mon humble avis, l’herménie relève bien plus d’une écriture supplémentaire que d’une écriture organique, interne, précédent ou suscitant le texte, non, ce n’est pas clair, l’herménie relève bien plus d’une écriture complémentaire, tout aussi organique, interne que le texte, contemporaine à lui, mais surtout — et c’est là sa richesse philosophique — éminemment potentielle. Plutôt qu’une béance, que formerait l’écriture du texte, qui appellerait des étais ou des supports pour le conserver dans le temps, le commentaire occupe l’espace même, le même espace que le texte lui-même. Il est là présent, dissimulé, ou plutôt ombré… Il faut imaginer le contrepoint comme l’occupation d’un espace parallèle, une portée supplémentaire ; le commentaire lui travaille à même le texte, comme si une voix venait double la voix principale, s’imposer, jouer des coudes, au sein de la même portée.
Le commentaire agit comme un coin, il se glisse et écarte, puis se faufile dans les interstices du texte pour y faire fleurir ses propagules (au besoin les assure avec des ventouses, des guides, comme on dit en carrelage). Ces fleurs, consubstantielles au texte, sont à chaque fois nouvelles et différentes et toujours devraient être inattendues. Elles ne sont ni nécessaires, ni prévisibles. Elles sont vivantes, comme le texte. Elles sont donc l’exception, sans cesse renouvelée.
Mais nous nous égarons, nous mélangeons approche spatiocentrée de la maçonnerie du texte et approche sensorielle de sa musique, approche biologique de sa dynamique, ce n’est pas très sérieux.
Ce que je voulais dire, en substance, c’est qu’il n’y a pas grand chose à faire : chaque texte porte en soi déjà son propre commentaire, un possible commentaire parmi une infinité de commentaires ; mon travail (mon obsession), mon sujet de recherche, est précisément ce renversement banal : est-ce que tel commentaire, pris incidemment, est en mesure de changer le texte source ? Je le crois. Car je crois, comme disait mon ami Jackie, qu’il n’y a pas de hors-texte. Il n’y a pas de source, de premier texte, de texte originel. Il n’y a jamais que du commentaire. Ou, pour être un peu plus mesuré, il n’y a jamais que des relations intertextuelles.
- Drôle, mon correcteur me propose « violoncelle » qui est l’instrument préféré de Ms Arbogast ! ↩