[Le commentaire et son double]
Lors de mes nuitées enfiévrées, où je suis assailli de questions, de situations et de paroles, je me lève parfois pour me rafraîchir ou assouvir des besoins naturels, ou fermer un carreau. Je déambule chez moi alors comme un zombie, un étranger, un monstre presque. C’est comme si je me suivais moi-même ; et, derrière cet étrange et familier guide, je me dis pourvu qu’il me conduise dans un lieu où il y aura moins de galeries et moins de portes1.
Je ne suis qu’à moitié à moi-même, voilà. C’est l’effet de la nuit peut-être, ou du sommeil, ou de la maladie : qui sait ? Je crains que cet état ne dure même dans la bonne complétion, la sagacité du midi, et le jour. N’est-ce pas mon travail, lui-même, qui m’impose ce… statut ?
Les notaires, les médecins, les avocats, très certainement, souffrent du même mal, habitués qu’ils sont à parler dans la bouche des autres. Je devrais demander à Ricardo, tiens.
Quoi qu’il en soit, c’est dans ce moment d’évolution dans les limbes de mon vaste appartement que je tombe sur ce paquet, neuf, d’un produit dont je ne sais plus pourquoi je l’avais acheté, dans l’une de ces spectaculaires et hors-de-prix quincailleries de quartier ; la commise a pris soin d’emballer le petit pot dans un kraft élégant, rayé de lignes et brillant, les pages d’un livre qui s’effacerait de lui-même à mesure qu’on l’écrirait.
Mon œil se jeta sur l’étiquette, qui était en italien et en grec, allez savoir pourquoi. Je lus, en grec : Γενικης kρiσiσ, « critique générale », et je me demandais pourquoi ces deux mots étaient-il apposés sur l’étiquette de ce paquet et quelle mystérieuse relation ceux-ci entretenaient avec le produit qui était à l’intérieur.
Et je me pris à imaginer une espèce d’onguent qui, appliqué précautionneusement au texte même en ferait, comme un révélateur photographique ou chimique, les failles littéraires, les tropes, les renvois intertextuels…
Le produit pourrait s’appliquer aux choses de la vie et permettraient de mettre en évidence, qui sait, des immeubles les fissures secrètes, des relations amoureuses les trahisons à venir, des machines les défauts ou les pannes…
Produit aussi propitiatoire que réparateur, l’onguent critique viendrait seconder le travail de l’herméneute, comme ces inspecteurs scientifiques qui décèlent les traces de drogue ou de sperme sur les scènes de crime. Je rêvais ainsi, le petit paquet entre les mains, lorsque je vis que mon esprit, une fois encore, s’était emballé : ce n’était pas Γενικης kρiσiσ, mais Γενικης χρησησ qui était bel et bien inscrit, c’est-à-dire « usage général », d’ailleurs corroboré par la traduction italienne, plus œcuménique : « universale » tout court.
De là qu’on conçoit d’une part que la lecture porte toujours en elle le risque de l’erreur, tapie au coin de chaque paragraphe, de chaque phrase, de chaque mot, mais aussi et encore que c’est bien la recherche d’une singularité qui est à l’œuvre dans l’herméneutique, et non pas, ô grand jamais, aucun usage général ; la littérature ne supporte pas l’idée même d’avoir pour fonction un simple, pour ne pas dire vulgaire, usage.
- Borges. NdA ↩