[Lire, écrire]
Je n’ai que mon corps.
Je n’ai que mon corps, pour lire, sans aucune gloire pour l’habiller, sans richesse aucune pour l’épuiser, sans talent pour m’en défaire. Tout part donc de ce corps, une physis et une psyché, j’insiste pour associer les deux dimensions de manière contemporaine, pour les comprendre donc, et c’est bien lui qui en quelque sorte devient une annexe de la chambre d’où je travaille, et non pas celle-ci une extension de celui-là.
Je précise cela pour expédier d’emblée toute référence plus ou moins triviale à la position du rat de bibliothèque ou du chercheur retranché dans sa tour d’ivoire, loin des remous de la cité ou des pépiements de ses acteurs.
Au contraire, le livre débordait tous les cadres, et c’est avec le corps que je lis, et non pas seulement dans la chambre. Tous les temps et tous les lieux me conviennent : « le gel et la chaleur, la pluie et la clarté, l’ombre d’un arbre, la verte fraîcheur de la forêt, le gris brun crépusculaire d’une arcade et le silence tendu, attentif et soudain brisé de la cage d’escalier, le confort lumineux de la fenêtre et celui sombre du sofa, la chaleur du lit et le cône de lumière jaunâtre de la lampe du soir. Oui, [je] pouvais même lire en marchant1. »
Lire en marchant, en mangeant, en étant couché ou assis, lire dans le jaune été ou dans le blanc hiver, lire tête haute ou lire dans la nuit, lire en dormant. Lire avec mon corps, donc, une seule fois, toutes les fois, Et à chaque fois, lire pour moi signifie encore écrire, puisqu’en chaque occasion, à chaque occurrence, je prélève encore la part de mon butin, je traque ma proie, je recopie et ressasse, je paraphrase et comble les lacunes, nombreuses lacunes qui peuplent tous les livres, tout ce blanc de toutes ces pages.
Jusqu’à saturer l’univers de mots, comme un unique cri sourd, un cri écrit, un crit.
Ce corps crit.
- Joseph Roth (NdA). ↩