Jâai bientĂŽt dĂ©couvert que ce livre nâen Ă©tait pas un. Pas un vrai. Ce nâĂ©tait pas un vrai livre. CâĂ©tait un assemblage. Une composition, un patchwork. Cette dĂ©couverte est le fruit dâun hasard absolument inespĂ©rĂ©Â ; un hasard sec, que je partageais bientĂŽt avec Emmanuel Delaplanche, qui avait longuement travaillĂ© sur le processus de rĂ©appropriation chez Louis-RenĂ© des ForĂȘts.
Qui, aujourdâhui, viendrait mettre en question lâĆuvre imposante, Ă©lĂ©gante et exigeante de Louis-RenĂ© des ForĂȘts ? Il est pourtant aujourdâhui Ă©tabli quâune majeure partie de ses livres est un collage, une rĂ©Ă©criture, une digestion â par ailleurs ivre de puissance littĂ©raire, je ne remets pas du tout en cause lâĆuvre de des ForĂȘts, que je tiens pour lâun de nos plus grands Ă©crivains â de textes amĂ©ricains divers et variĂ©s, une phrase de-ci de-lĂ , parfois moins, parfois des paragraphes entiers. Emmanuel avait ainsi soutenu une thĂšse sur ce thĂšme ; et en plus du texte thĂ©orique de la thĂšse proprement dite, il avait composĂ© Ă©galement un fort volume constituĂ© de deux colonnes ; sur la premiĂšre, le texte de des ForĂȘts, sur lâautre, en regard, les textes des influences (Faulkner, Dos Passos, Hemingway, Caldwell, Miller, Bataille, Leiris, KafkaâŠ).
Emmanuel Ă©tait donc la personne idoine Ă qui faire part de ma dĂ©couverte â je croyais alors dur comme fer, je dois lâavouer, que le rĂ©el Ă©tait le fruit dâagencements de notre perception, agencements trĂšs permĂ©ables Ă la fiction (ce qui nâest pas trĂšs original, jâen conviens volontiers), lâesprit Ă©tant toujours prompt Ă jeter son propriĂ©taire dans la plus doucereuse des confusions.
Mais Emmanuel fut injoignable Ă ce moment. Nous habitions Ă lâopposĂ© du pays, lui et moi, et je ne parvenais pas Ă le joindre, ni au tĂ©lĂ©phone, ni via les moyens Ă©lectroniques.
Je revenais Ă mon texte. Je revenais Ă la coĂŻncidence. Peut-ĂȘtre Pierre Senges, Christian Garcin auraient pu mâaider, ou bien un spĂ©cialiste de lâĆuvre de Borges. Mais je ne connaissais plus personne Ă lâuniversitĂ© â et ceux que jâavais connus jadis (la plupart dĂ©jĂ vieillards chenus ou marcescents) avaient dĂ» passer lâarme Ă gauche. Et je nâĂ©tais pas assez familier avec les deux auteurs pour les importuner pour ce qui devait ĂȘtre des broutilles.
Jâeus alors lâidĂ©e dâappeler Bernard Hoepffner, dont je savais lâintĂ©rĂȘt pour ces surprises textuelles, et je savais son amour pour Borges ; je le connaissais depuis longtemps, puisque nous avions habitĂ© durant des annĂ©es dans le mĂȘme village de la DrĂŽme. Avec cette nuance que durant des annĂ©es, chacun de nous ignorait totalement les activitĂ©s de lâautre, bien que nous connaissions des personnes en commun, et que nous nous dĂ©vouions, dans nos maisons respectives, Ă la littĂ©rature, etc.
LâĂ©criture est presque un secret infamant, ou une pudeur, ou une maladie, quâon nâexhibe pas facilement en sociĂ©tĂ©. Ou une jalousie. Câest dĂ©jĂ le cas dans les grandes villes, mais dans un village rural, oĂč les prĂ©occupations vont vers les affouages, les sangliers ou les fĂ©dĂ©rations sportives, câest encore plus net.
Jâallais trouver Bernard afin de lui prĂ©senter mon questionnement. Jâavais en effet trouvĂ©, dans lâHistoire de lâinfamie de Borges, qui est lâun des livres les plus musclĂ©s et trĂšs habilement composĂ©s qui soit, des Ă©lĂ©ments qui me semblaient parvenir dâailleurs. Il faut que je sois prudent, car je ne voudrais pas dĂ©clencher de vives polĂ©miques, inutiles sur ces sujets. Il faut que je sois patient, Ă©galement, et que je prenne le temps de bien dĂ©rouler le fil de ma dĂ©couverte.
Patient je le fus, car Bernard Ă©tait en dĂ©placement pour un long temps, et jâeus le loisir ainsi de laisser enfler ce qui devenait un dĂ©lire et, Ă la faveur de lâĂ©tĂ© finissant, dont les contours se dissolurent paradoxalement, au point que les arguments devinrent moins nets et la force de la dĂ©couverte une bĂȘte pointe Ă©moussĂ©e.
Câest donc Ă lâautomne que je parvins Ă rencontre Bernard, nâĂ©tant plus trĂšs assurĂ© moi-mĂȘme de la pertinence de ce que jâavançais. Nous nâavions pas eu besoin de beaucoup marcher pour trouver les pieds de mouton et les giroles que nous partagerions pour fĂȘter les retrouvailles.
Nul nâignore que Borges accordait une Ă©minente importance Ă lâintertextualitĂ©, câest-Ă -dire aux Ă©changes plus ou moins conscients entre un texte et un autre texte (citations, Ă©chos, reprises de thĂšmes ou de personnages, etc.). Il avait Ă©crit ces phrases dĂ©finitives, Ă ce propos, dans ses Inquisitions (« Kafka et ses prĂ©curseurs ») :
Le fait est que chaque écrivain crée ses précurseurs. Son apport modifie notre perception du passé aussi bien que du futur. (édition Pléïade, t.I, 753)
Tout a commencĂ© lorsque je pris ce mĂȘme volume pour chercher cette mĂȘme citation. Les marque-pages du volume nâindiquaient rien de particulier, mais mon livre Ă©tait considĂ©rablement annotĂ©, et les passages que jâavais si longtemps citĂ©s Ă©taient indiquĂ©s par de petits onglets de ma fabrication (papier + scotch), Ă la maniĂšre de post-it archaĂŻques. Câest pourquoi je fus surpris de trouver trois pages cornĂ©es, cornĂ©es ensemble je veux dire, et dont le coin rabattu indiquait dans le texte les mots « ordre secret ».
Je nâai plus aucun souvenir dâavoir moi-mĂȘme cornĂ© ces pages, surtout par trois (câest ce qui me frappa le plus), mais il arrive que les livres se cornent d’eux-mĂȘmes, dans les dĂ©mĂ©nagements, les transports peu prĂ©cautionneux dans les sacs, etc. Je relĂšve cette phrase ainsi indiquĂ©e.
En outre, le genre dont je parle est complexe. Le dĂ©sordre, l’incohĂ©rence, la variĂ©tĂ© ne sont pas difficiles Ă rĂ©aliser, mais il faut qu’ils soient rĂ©gis par un ordre secret qui deviennent graduellement apparent. (« Sur The purple land », Autres inquisitions, t.I, 775)
Je feuilletais ensuite le volume, relevant de-ci de-lĂ quelques phrases qui pouvaient ĂȘtre utiles Ă mes recherches. Et je tombais sur ce texte que, jusque ici Ă ma connaissance, je nâavais pas vu, ou alors que jâavais complĂštement enfoui sous des dizaines dâautres â cette masse de lecture sâintitulant aussi lâoubli. Câest ce passage que je montrai Ă Bernard.
Je me levai pour prendre un peu dâeau. En repassant dans mon bureau, je vis le corps sans vie dâun scorpion que le menuisier venu prendre des mesures pour une fenĂȘtre Ă Ă©crasĂ© dâun coup sec de brodequin. Il est restĂ© tel quel, depuis, je nâai pas eu le cĆur de le dĂ©placer. Il est lĂ , dans un coin de la piĂšce, on nâa pas lâimpression quâil est mort. Câest comme sâil me regardait.
On ne connait jamais l’histoire avant de l’Ă©crire. Avant qu’aient disparu les circonstances qui ont fait que l’auteur l’a Ă©crite. Avant qu’elle ait subi dans le livre la mutilation de son passĂ©. Car ce que nous appelons commencement est souvent la fin. La fin, c’est l’endroit d’oĂč nous partons. En effet, on ne finit jamais de lire. Les livres s’achĂšvent, eux, nous le savons, comme nous savons de maniĂšre certaine que la mort existe. Or on ne fait jamais que vivre jusqu’Ă ce point fatal.
De la mĂȘme maniĂšre, un mĂȘme individu n’aime pas obligatoirement le mĂȘme livre Ă dix-huit et Ă quarante-huit ans. Nous portons un drĂŽle de regard sur notre passĂ©. Un regard extĂ©rieur. On a la tĂȘte lourde, on est pris de vertige, comme si le regard ne se portait pas en arriĂšre pour s’enfoncer dans les couloirs du temps mais s’Ă©loignait, ou nous Ă©loignait de ces livres lus, emportĂ©s loin, sĂ©parĂ©s de leur auteur ou de leur lecteur, celui qu’on Ă©tait alors. Des fragments de cet ĂȘtre, fragments anesthĂ©siĂ©s ou embaumĂ©s par la mĂ©moire demeurent pourtant, mais de livre, d’histoire, et de celui qu’on Ă©tait alors, plus de trace. Notre biographie est l’assemblage de ces oublis, de ces vacances.
Qui je fus est un inconnu que jâaime en rĂȘve. Mon souvenir n’est rien, et celui que je suis et ceux que je fus s’agitent dans deux rĂȘves diffĂ©rents. Ce que nous sommes devenus, ce que nous sommes, nous croyons que c’est le fruit d’un cheminement, au pire d’une contingence. Mais en vĂ©ritĂ©, nous oscillons sans cesse entre la fuite et la nostalgie ; et leur objet, l’objet de la fuite, l’objet de la nostalgie, n’est-il pas la mort mĂȘme ?
Pour une raison ou une autre â et je ne saurai pas aller beaucoup plus loin que cette incertitude â ce passage me semblait Ă©trange. Quelque chose ne collait pas. Jâavais lâimpression non seulement dâun Ă©cho lointain â mais quel livre peut-il prĂ©tendre ne pas sâassourcer en dâautres livres ? â mais Ă©galement un sentiment de faux, de factice, de modelage abusif.
Je ne savais pas comment dĂ©nouer mon doute. Je cherchais des mots qui permettent dâactiver cet Ă©cho et je me dis que le syntagme « à dix-huit et Ă quarante-huit ans » Ă©tait assez originale (pourquoi quarante-huit) que peut-ĂȘtre un fil pouvait en ĂȘtre tirĂ©.
Câest ainsi que je dĂ©couvris, cachĂ© dans ce fragment, une citation dâEzra Pound1.
Fier de ma dĂ©couverte, je lâindiquais prestement Ă Bernard, juste aprĂšs quâil eut fini de le lire. Il sourit. Son front se plissa pourtant en une matiĂšre soucieuse.
Je considĂšre Bernard comme un homme pragmatique, beaucoup plus pragmatique que je ne le serais jamais. Il est pragmatique Ă la maniĂšre de ceux qui travaillent dehors (son visage le rappelait et son passĂ© en tĂ©moignait). Il a ce recul sur les choses, cet Ă©cart avec les Ă©vĂšnements, de ceux Ă qui on nâen conte pas. Il a cette malice et ce sens de la contingence de ceux qui habitent sur un Ăźle. Grand â plus grand que je ne le serais jamais â il laisse le temps que les choses viennent Ă lui. Il continuait Ă me fixer intensĂ©ment, gravement, comme si jâavais dit une Ă©norme grossiĂšretĂ©, ou plus exactement comme si jâavais omis de le faire.
Il se leva, tourna dans la cuisine qui surplombait la prairie. Nous Ă©tions dans sa maison Ă lâĂ©cart, non loin dâune colline dĂ©solĂ©e que bordait un petit ruisseau. On lâentendait sans prĂȘter lâoreille, on nâentendait que lui, Ă vrai dire, câest comme si lâessence de notre dialogue se fut cristallisĂ©e en son corps, Ă ses dĂ©placements Ă lui.
Enfin Bernard est traducteur, câest-Ă -dire quâil a lâhabitude de dĂ©jouer les entourloupes que croient semer dans leur texte les auteurs. Le ruisseau se laissait entendre, nous priant de le suivre, requĂ©rant toute notre attention (ou la mienne seulement ?).
Un long moment sâĂ©coula, mais un moment de ruisseau, câest-Ă -dire un moment inqualifiable, en rĂ©alitĂ©. Soudain il sâexclama, dâune voix Ă©trange, aussi claire ou Ă©clatante quâelle Ă©tait calme et de bas volume. Une voix douce et grave.
â Câest Ezra Pound.
Je fus non seulement flattĂ© de cette attestation qui se colorait dâune vĂ©ritĂ© hĂ©las devenue Ă©vidente, mais Ă©galement soulagĂ© â je nâaime pas dĂ©ranger impunĂ©ment les gens.
â Câest Ezra Pound. Câest bien lui.
(Un nouveau ruisseau passa dans la piĂšce.)
â Mais combien dâauteurs sâinspirent dâautres auteurs (et je sentis que ma joie Ă©tait futile, Ă©goĂŻste ; jâen fus profondĂ©ment touchĂ©) ? Il nây a pas de quoi en faire un plat, quoi.
Je me sentis ridicule. Je me perdis en confusion et transpirai. Il se rassit, et se releva.
Nous avons passĂ© le reste de lâaprĂšs-midi Ă deviser paisiblement sur lâintertexte en racontant des anecdotes plus ou moins attestĂ©es. Que plusieurs passages de Proust viennent dâAnatole France. Que Baudelaire nâa peut-ĂȘtre pas Ă©crit tous ses poĂšmes en prose. Que les journaux fournissaient dâexcellents textes tout prĂȘts Ă recopier. On Ă©voqua encore Borges, et Shakespeare, et HomĂšre, et Houellebecq, et le plagiat, et le droit dâauteur.
Sans parler de la traduction qui est un plagiat toujours renouvelĂ©, sans cesse original. « La traduction est comme ce plat de champignons », lâun de nous avait dit ça en dĂ©signant la poĂȘle Ă demi vidĂ©e.
Lorsque nous nous quittĂąmes, dĂ©jĂ sur le pas de la porte â la nuit Ă©tait venue et dĂ©jĂ la forĂȘt dĂ©gageait son parfum dâhumiditĂ© â jâavais froid, il dit : « Attends » et rentra dans la maison. Il allait chercher je ne sais quoi. Et il revint avec un livre. Le livre de Borges, en Ă©dition originale.
â Tiens, jâen ai deux, tu peux le garder, puisque ça tâintĂ©resse.
La voiture rentrait seule, jâĂ©tais perdu dans mes pensĂ©es, un peu en colĂšre contre moi-mĂȘme, un peu hagard. Le vin que nous bĂ»mes ajoutait Ă ma confusion. ArrivĂ© chez moi, je me couchai de suite, avec le livre argentin. Je cherchai le passage incriminĂ©.
Je le cherchai et le cherchai encore.
Je le cherchais en vain2.
- 1 « Il nây a aucune raison pour que le mĂȘme individu aime le mĂȘme livre Ă dix-huit et Ă quarante-huit ans », ABC de la lecture. ↩
- J’ai reçu ce jour un message d’Emmanuel, qui Ă©crit : « L’emprunt Ă l’air Ă©vident. Historia universal de la infamia date de 1935. ABC of Reading date de 1934. Donc ça colle. Et comme pour Des ForĂȘts, c’est Ă un de ses illustres contemporains que Borges est attentif. Mais Borges a-t-il lu en anglais ? En espagnol ? Son emprunt ressemble-t-il plus Ă l’original ou Ă la traduction ? Difficile Ă savoir, il faudrait retrouver la date de la traduction de Pound en espagnol… et vĂ©rifier dans le texte. »
Et plus loin :
« Il nây a pas de quoi en faire un plat, quoi. » Pas de quoi en faire un pla-giat, c’est sĂ»r. Mais bon, c’est intĂ©ressant tout de mĂȘme de savoir que pour son livre et Ă ce moment-lĂ de son livre, Borges a pensĂ© (a ouvert ? a rendu hommage ? a eu besoin ? a saluĂ© ?) Ezra Pound, l’amĂ©ricain. » ↩