Dans le cadre d’un projet d’écriture de haute volée, Féroce, fomenté avec quelque éditeur où l’herbe ne repousse pas, je me lance à corps perdu dans la traduction libre de textes choisis de l’hénaurme livre de Stefano d’Arrigo, Horcynus orca (1975).
‘Ndrja Cambrìa parvient à trouver une embarcation pour l’Île, celle de l’énigmatique et mage Ciccina Circè, qui a le pouvoir de se défendre des soldats morts flottants dans le détroit d’un cortège de fères, les dauphins.
Elle tourna la tête vers l’arrière, comme si elle épiait dans l’obscur au-dessus de la mer plus avec l’ouïe qu’avec la vue, et ajouta : « Et l’aube ne nous vaut rien, ni à vous ni à moi »
« Sinon, concernant mon dédommagement… », il dit.
« C’est bon, c’est bon. Le dédommagement… » l’interrompit-elle, toute ébouriffée. « Allez, descendez de la barque et grouillons-nous » et comme il sauta : « Le dédommagement, le dédommagement… », répétait-elle avec mépris, comme si elle avait été blessée par ce mot.
Le dédommagement, lui, il le règla bien vite une fois sous les palmiers : c’est-à-dire où, quand et comment elle voulait elle.
Il l’avait vue disparaître dans le noir, comme si, prise d’une envie pressante, elle voulait s’accroupir derrière les palmiers. Il attendit et puis de là lui parvint une exclamation suffoquée : « Ô mon feu, ô mon feu. »
Il se dirigea vers elle, sous les palmiers qui grandissaient dans le noir : là, reculant furtive furtive, la féminote vint s’adosser à lui.
« Ô mon feu, ô ce feu » elle se lamenta encore.
Ainsi tout soudain, elle entortilla ses pieds aux siens, lui prit les bras, elle se les pivota autour de la taille, elle se pencha en avant et se le tira sur elle, plié sur la croupe comme si, reculant devant un danger, elle cherchait refuge et abri dessous ce corps. Et ainsi, elle croyait avoir trouvé, comme d’habitude, son refrain :
« Ô mon feu, ô mon feu », le dos se renversait contre lui et venait se presser de plaisir.
Arrêtez ce manège, il voulait lui dire. Pourquoi vous faites toutes ces manières ? Peut-être a-t-elle illusion de sauver la face, pensait-il : d’autre part, elle n’imaginait pas quelle gène elle lui causait dans cette position barbare, les tresses et l’odeur de l’huile d’olive. Cela dénotait d’un certain manque de pratique, d’une certaine brutalité, plutôt étrange, avec les hommes, et puis elle se révélait, de surcroît, plus despotique qu’à l’habitude. Elle avait l’agir d’une jeune fille au poil neuf et, dans le même temps, d’une femme qui les avait perdus, à présent, ces poils : l’agir, en somme, de la jeune fille qui encore ne sait rien et de la vieille qui ne sait plus et se trompe, se mélange les mains et de temps en temps se goure. Elle ne semblait pourtant ni l’une ni l’autre, ni jeune fille ni vielle femme. Lui savait son dédommagement. Donc, quel besoin de ce petit manège et de cette brutalité ? Que devait-il faire ? Il se mit à blaguer :
« Qu’est-ce qui vous effraye ? » il lui demanda.
« Ô mon feu, ô mon feu » elle cria cette fois en se retournant, elle le tira sur elle jusqu’à être étendus. Il sentit sous les mains les racines filasses du palmier auquel la féminote s’était adossée, allongée vers la mer. Lui était à moitié sur le sable, à moitié sur elle. Elle se cramponna à ses muscles, et, remuant le panier son cul, elle creusait dans le sable pour s’ajuster sous lui : « Pardi, pardi », elle faisait, sans réussir. Mais finalement, enfilant un bras sous lui et l’ayant saisi par les flancs, elle se le porta dessus, presque de tout son poids, se le fourra dans son giron, comme un nourrisson en couches. Il était comme à balancer sur elle, sans réussir à trouver l’équilibre. Où qu’il la touche, son corps lui paraissait étrangement mou, fuyant et comme impossible à attraper. Il avait l’impression, dans le noir, qu’où il touche, il touchait toujours sa poitrine, ses mamelles, ses grosses mamelles, éclaboussées, comme des poches mollasse, qui maintenant, étant étendues, s’étaient aplaties et s’épandaient flasques flasques en tout sens, dessusdessous, comme si elles lui arrivaient presque aux épaules et au ventre. Il lui semblait être sur le corps d’une grande méduse, sur cette gélatine qui, tant qu’elle est intacte, n’est pas seulement dangereuse et intouchable, mais même aussi belle à voir : au premier choc pourtant, sa forme de fleur se défait en un amas dégoûtant que le soleil détruit, et elle disparaît et on dirait qu’elle n’a jamais existé, ni morte, ni vivante.
« Ô le feu, ô le feu », elle criait, en sentant ses moustaches, comme s’ils jouaient à “tu chauffes, tu refroidis” et que ses moustaches étaient la chose cachée qu’elle, elle devait trouver. « Ô mon feu, ô mon feu, quelles moustaches… et si tant donne tant, ô Baffetuzzi, quel gaillard tu seras et pas seulement avec ton filet sur la lèvre. »
Inutile d’ajouter que les moustaches lui étaient venues par nécessité, avec une barbe de jours et de jours, elles étaient d’ailleurs provisoires, car lui ne les goûtait pas.
« Ô mon feu » se plut-elle encore à dire « quelle crinière frisée, quels cheveux, quelle barbe, quels poils, mon feu »
Ce feu : elle pourrait brûler vive dans ce feu de délices…. Le feu qu’elle invoquait semblait s’attiser d’autant plus dans sa bouche et enflammer son haleine qu’elle lui soufflait au visage, à mesure qu’elle le manipulait, le détaillant morceau par morceau, poil après poil.
Pour lui donner tant d’aise, il se tenait débalancé, une jambe sur le sable, l’autre par-dessus elle, si bien qu’il était mal installé comme un cavalier monté à moitié sur sa monture. Mais même mal installé, sans même s’en rendre compte il commençait à se rimer avec elle, et à y prendre goût, c’est-à-dire : goût de l’odeur d’huile d’olive dont étaient baignées ses tresses, baignées comme si les tresses lui servaient à passer en Sicile l’huile de contrebande, en les essorant bienbien, une fois sur l’île, et goût aussi de l’odeur comme de naphtaline, qu’il reniflait sur son bustier de velours. C’était un goût, c’étaient des odeurs qu’il lui semblait reconnaître, comme si elles lui étaient familières, jadis : odeurs de sa mère, ou dans la maison, dans quelque meuble de lingerie, ou dans les choses que l’on conserve, qui ne se voient pas, qu’on oublie même, et puis elles réapparaissent et se retrouvent identiques, comme avant, avec la senteur de ce passé plongé dans l’alcool, dans la naphtaline, qui se déprisonne dans l’air comme un parfum. Il y avait quelque chose de semblable à cela dans ce goût, dans ces odeurs : comme un parfum amarâtre, qui le convainquait et le flattait, et comme un charme lointain de mains et de paroles, qui lui servait de berceuses et magnifiait sa beauté, encore tendre et nue, de bébé.
Mais finalement elle atteignit un point où elle perdit la tête. Elle fut prise d’une secousse, souleva la tête et se plia en deux vers l’avant comme un déclic : « Feu quel feu » haleta-t-elle, s’en mourant derrière la voix « qui me brûle la main ».
Elle avait attrapé au vol son engin1, si disgracieusement que l’autre était comme ça comme ça à deux doigts de l’envoyer bouler2. Elle le tenait serré dans la main, comme si elle n’y croyait toujours pas, comme si elle le prenait pour un fantôme qui lui passait devant les yeux, dans quelque pièce noire de suie.
« Mon feu, sévère désir 3 » haleta-t-elle encore.
Elle lança alors tout à coup un long long soupir, lamentueux, frissonnant, comme si elle exhalait son âme, avant de se tomber complètement, de sombrer dans la niche de sable qu’elle s’était creusée sous les épaules, et là se laisser consumer par le feu qu’elle-même brassa et attisa plusieurs fois, jusqu’à ce qu’il se réduise en cendres.
Elle avait tout fait elle, et lui se trouva à vouloir et à faire tout ce qu’elle voulait et faisait elle. Comme se elle doutait de lui, elle lui avait passé un bras autour du cou et se le tenait serré contre. Et se tenant ainsi elle lui parla, tant qu’elle put, dans un resoupir confus à l’oreille, à beaucoup supplier et un peu à menacer. Du temps, la clochette toujours dans sa poche à lui4 et parfois il en ressentait le choc, le long de sa cuisse et ça rappelait les coups de queue de la féminote, suffoquée mais proche. Cette fois, chère Ciccinella, il lui disait mentalement, le dingding que tu as inventé sonne pour toi, c’est moi qui te le sonne, avec mon battant sur ton argent, bronze ou fonte, quoi que ce soit, et toi tu te tiens à mon commandement, toute identique à une fère, et toi non plus tu n’as plus cette grimace de seigneure, et toi-même tu te vois5 telle et quelle, belle et sous le charme, et moi je te le dis : travaille, travailleuse. Maintenant tu la fais toi la corvée, et fais-la bien, vu que tu la fais à moi : fais-la moi comme si tu la faisais à ton Amant6 parce que à moi aussi ça fait un bail qu’on me l’a pas faite cette corvée.
« Chevauchez-moi, cavalier » elle lui resoupirait alors à l’oreille. « Faites, faites-moi voir si vraiment il y eut mérite, il y eut valence, de vous en sortir sain et sauf. Ne le prenez pas pour un caprice, ne me faites offense, ne me riez pas. J’ai oubliai depuis quand je n’avais goûté homme. Imaginez que sous la suie je redevins vierginelle. Et vous, usez avec moi de délicatesse, usez avec moi de force persuasion, comme on use d’une vierginelle. Mais chevauchez-moi, cavalier, chevauchez-moi. Chevauchez-la sans ménager votre monture, éperonnez-la, cavalier. Et faites, faites moi sang comme il vous plaira, blessez-moi, blessez-moi, faites-moi faire aïe, faites-moi sentir encore vive, au milieu de cette mer de morts. Ayez bonté, jeune fou et beau : pitié… »
Pitié ? Mais avant, en pleine mer, elle ne disait pas qu’elle l’horrifiait ? Elle ne la faisait pas souffrir, cette parole, elle ne la blessait pas sa race, aïe ! ouille ! ? Il devait avoir pitié d’elle ? Ainsi, elle le voulait lent des reins ? Il ne lui disait pas ça, à sa Ciccinella : que la pitié, parfois, réduit l’homme lent des reins, que la femelle ne peut pas en faire grand via ? Pourtant cette soi-disant pitié, pensait-il, devait être vraiment une merveille7, si elle donne envie d’en être engrossés précisément à ceux qui en connaissent les risques et en restent sur leur garde : c’est-à-dire non seulement elle engrosse contre leur avis, mais parfois même on va jusqu’à l’implorer. Sauf que, dans son cas à elle, il ne comprenait pas pourquoi elle lui demandait pitié, puisqu’elle elle brûlait d’être blessée, qu’elle voulait du sang…
Puis la féminote s’en fut silencieuse, toute occupée à se rappeler comment, d’où, naissait le plaisir comme l’Amant, comme celui-ci, à la taille fine et flexible du bambou. A se demander s’elle était encore habile à filer ce plaisir comme autour d’une bobine, le cœur en suspens.
Puis, là où était le feu se renversa la mer.
- Affarecinese, se dit d’un truc « chinois », qu’on ne comprend pas, qu’on ne saisit pas ; visiblement il s’agit de son sexe à lui. ↩
- Ronzare = ronfler, bourdonner. Chez D’Arrigo (en sicilien ?) : pousser, renverser, éloigner… ↩
- « che voglia citrigna », ou citrignia désigne une préparation de pasta (tritrigna entend-on parfois = al dente) mais aussi une femme dure (soda), hommasse, ou pleine, vraie ; ici adjectif, c’est parfait ! ↩
- Clochette qui sert à Circè dans la traversée pour conduire son banc de fère. ↩
- Deuxième fois qu’on croise ce cernere, franchement pas clair ; proche de discerner, il évoque aussi mesurer, trier, cribler… ↩
- Même personnage cité et sauté plus haut. ↩
- Arcalamecca. « Lecca e la Mecca è nu modu di diri sicilianu chi s’usa quannu unu s’havi giratu nu locu tutta la jurnata, spissu turnannu a casa senza aviri arrinisciutu a fari chiddu chi nni ntinnìa ô principiu. Nta sti circustanzi si parra d’aviri giratu Lecca e la Mecca. La Mecca rifirisci a dda citati santa famusa a cui ogni musurmanu cci havi a visitari armenu una vota duranti la sò vita. Sarvaturi Camilleri scrivi ca Lecca rifirisci a Ceca, na famusa muschea di Còrdova, ntâ Spagna, unni s’attrova ancora la frasa: ir de Ceca en Meca (o andar de Ceca en Meca), chi currispunni pricisamenti a l’adattamentu sicilianu. Si senti spissu firriari Lecca e la Mecca. Na variazzioni catanisa è: firriari l’Arca e la Mecca (o firriari l’Arcalamecca), di cui Camilleri discrivi comu na forma sbagghiata. » dit le Wikipédia sicilien. ↩