Dans le cadre d’un projet d’écriture de haute volée, Féroce, fomenté avec quelque éditeur où l’herbe ne repousse pas, je me lance à corps perdu dans la traduction libre de textes choisis de l’hénaurme livre de Stefano d’Arrigo, Horcynus orca (1975).
Réfugiés sur l’Antinnammare, à cause du soleil et de la guerre (dont on apprendra plus tard qu’ils sont amants), les pécheurs de Caridde voient passer un drôle de cortège.
Caitanello, la main en visière, scrutait l’horizon du scill&caridde et les bataillons qui s’avançaient depuis Malte, il scrutait et, scrutant, il en référait au Délégué de Plage :
« Oh grandieu, grandieu » s’exclama-t-il, pâlissant d’émotion. « Oh grandieu, ce que doivent voir mes yeux avant de se refermer, oh grandieu, quel peuplage de fères, quelle peur humaine, quelle merveille barbare à voir…
— Mais que voyez-vous ? On peut savoir ce que vous voyez ? » lui fit monsieur Cama, qui était le seul à ne pas réussir à voir, alors que les autres pélisquales autour de lui, certains mieux, certains moins bien, voyaient ce que voyait Caitanello Cambria et comprenaient son agitation.
« Un peuplage de fères, voilà ce que je vois, monsieur Cama, comme je vous ai dit. Je vois une marée longue longue de ces mauvaises nouvelles qui volètent par là bigarément. Puissandieu, il existe tant-et-telles races de fères dans le monde ? Mais d’où démaisonnent-elles ? Mais combien de races y a-t-il ? »
Si Caitanello Cambrìa exprimait en paroles son alarme, son agitation, les autres les ressentaient dedans, et elles transparaissaient sur leurs visages qui pâlissaient.
Ils voyaient, là, au fond tout au fond du scillécaridde, continu continu, comme un grand épouillement de la mer, un épouillement de poux qui pesaient des kantars, des fères jamais imaginées ou vues, de tant-et-quant de couleurs, de formes et de style impossible à raconter, une grande, une longue masse de corps bariolés, comme un faisceau d’arc-en-ciel sinueux, ennuagé, virevoltant, avec une tête qui était maintenant à la hauteur de Rosarno tandis que la queue était encore tout là-bas, qu’on ne la voyait même pas, derrière Melito Portosalvo. Peut-être n’avait-on jamais auparavant un si imposant déplacement de ces génies de ces pèchebestes1, et peut-être n’en verrait-on plus jamais autant par la suite. C’était une apparition qui sucitait anxiété et désorientation, et faisait naître sinistrement dans les têtes le sentiment que quelque chose d’obscur et de menaçant arriverait avec cette mer de fères, quelque chose qui, comme il s’agissait de fères, ne pouvait pas être un hasard qui viendrait et surviendrait, mais était et devait forcément être le fruit de qui sait quelle opération de l’esprit, qui sait quel calcul de l’intelligence. Mais l’époustoufle, tout d’abord, c’était comment elles avaient pu, les mauvaises nouvelles, se donner rendez-vous, s’appeler et se réunir aussi nombreuses, toutes ces norias de fères de races diverses, fères pélagiques qui fréquentaient qui l’Atlantique, qui le Pacifique, qui un Pôle et qui l’autre : comment, avec quel genre de tam-tam, battu avec la queue sur la peau de la mer, tendue et résonnante comme un tambour ? avec quelle espèce d’alphabetmorse, avec quelle espèce de sifflement d’onde magnétique ?
Quelqu’un, chez les pélisquales, que Caitanello ne reconnut pas parce qu’il posait son oreille sur les mots et non pas sur la voix qui les proférait, quelqu’un cria là-bas, vers les maisons, d’où se penchaient les femmes, les enfants et les nourrissons. Les autres levaient les yeux au ciel, certains répétaient à femme et enfants de rentrer à l’abri, et tous finalement se remirent à scruter le scill&caridde, rassurés maintenant que leur famille n’était plus à découvert.
Mais, raisonnant à froid, pouvait-il y avoir un absurdité plus grande que celle-ci ? Quel danger vrai, quel danger réel et connu pouvaient bien courir en effet femme et enfants à rester là devant la mer ? ils pouvaient peut-être le préciser, quel genre de danger ? Non, ils ne le pouvaient pas. Mais il y avait toujours quelqu’un, dans ces moments-là, à penser tout d’abord à faire rentrer les familles à l’intérieur des maisons, et si ce n’était pas celui-là, c’était un autre. Ceci, plus que bien d’autres choses, devait donner à ‘Ndrja le sens de ce qui se produisait et pourquoi leurs visages pâlissaient. Et puis, comme si d’être restés seuls entre hommes leur permettait de de parler vertement, ce fut Saro Ritano qui donna à tous le sens de ce qui se produisait, sans ambages, qui déclara :
« Et ceci est la fin du monde, notre fin à tous… »
‘Nrdja savait ; tous le savaient ce que voulait dire Saro Ritano ; il voulait dire que leur fin, la fin de leur monde, si elle devait survenir, ce serait de la mer qu’elle surviendrait, et leur fin, la fin de leur monde de terreferme, aurait été le début du monde de l’eau salée, le début du monde de la fère : et si cela se produisait, quand cela se produirait, ils étaient persuadés que par en-dessus, par en-dessous, par devant, par derrière, et au milieu, dans le cœur du cataclysme, un instant seulement avant de finir noyés, ils auraient vu la grimace de l’infame briller au-dessus d’eau, ils seraient mort avec l’impression que ces grossestêtes étaient sur le point même de sauter à terre, de sauter sur la marina, sur la Ricchia.
Un tel regroupement de fères, une telle masse de ces cervelettes en mouvement devait avoir forcément une cause première et une fin dernière, la fère n’était pas du genre à partir en croisière pour le plaisir de la poésie ; c’était une nouveauté trop grosse pour ne pas être un signe, et un mauvais signe, un présage, présage de quelque terrible renversement qui pour les pauvres humains était encore dans l’esprit des dieux, mais ces milléunenuits au contraire eavaient déjà dû en avoir le fumet, et même, pour elles, cela se produisait déjà maintenant.
A voir comme elles s’étalaient en travers du scill&caridde, nuageant de vitalité barbare et bariolée cette mer désormais vide depuis trop longtemps de barques et d’hommes, on se rappelait instinctivement leur disparition durant la guerre : parce qu’à première vue, on avait l’impression que ce signe alarmant, cet avertissement de cataclysme, c’était justement la guerre qui l’avait engendré. Voilà ; c’est leur grand moment, on voulait dire ça en les regardant. C’est le moment qu’elle ont toujours attendu et pas même Dieu ne pourra les arrêter, parce que les mêmes humains lui ont pris la main, à Dieu, et le temps était maintenant arrivé où commanderait celui qui se levait le premier le matin, et si c’était cela, plus personne ne le contesterait aux fères : parce que les fères, si elles dorment, aussi bien c’est avec un œil seul qu’elles dorment.
Les hommes se massacraient l’un l’autre, l’un après l’autre, jusqu’à ce qu’il ne reste plus personne ? Eh bien les fères prenaient possession de l’eau, s’empeuplaient en s’alliant entre elles, et ajoutant leur noix de cerveau en un seul terrible ouvrage d’intelligence, en masse elles parcourait les eaux autours des terres désolées des hommes, elles donnaient la démonstration qu’elles avaient pris la main, beaucoup plus, beaucoument plus que les pauvres humains : parce qu’elles prenaient possession des eaux, eaux d’océan aussi bien qu’eaux de mer, et toute cette eau était rougie du sang des humains. Peut-être que oui, leur temps étaient véritablement arrivé, le temps de règne et de dérègne : la main passait, et elle passait à elles, à leur manicules.
« Un peuplage de fères, voilà ce que je vois, monsieur Cama, comme je vous le dis tantôt » fit Caitanello, daignant enfin satisfaire la curiosité de leur Délégué de Plage. « Voilà ce que je vois moi et ce que voient les amis autour de nous. On voit une marée sans fin de ces mauvaises nouvelles qui virevoltent par là-bas-dessus bigarément. Et maintenant on commence à voir qu’elles s’avancent en formations d’écoles et de colonies, nettes et séparées les unes des autres, et on voit même maintenant les silhouettes et les nuances de livrée. De fait, je puis vous dire que pour ce troupeau qui s’avance au-devant des autres, elles sont plutôt violettes sur le dos, puis vers les flancs et le ventre, le violet devient gris, gris fumé ou quelque chose de rosé. Et puis elle sont bien larges de stature, peut-être un mètre de plus que nos habituées. Ça ne vous dit rien à vous ?
« Le bec, avez-vous l’œil de distinguer le bec ? Elles l’ont court, n’est-ce pas ?
— Oui monsieur, courtet, vous avez trouvé, courtet qu’elles l’ont, vraiment un poiçon comparé au bec de nos habituées.
— C’était facile. Il s’agit de fait des fameuses Nez en bouteille et les Nez en bouteille croisent en grand nombre au-delà de Gibraltar. »
[…]
Et puis, bataillon après bataillon, depuis Malte, remontant, venaient d’autres et toujours nouvelles races de fères : et lui, Caitanello, en forçant son œil de faucon, il voyait s’avancer depuis l’horizon des fères à la coloration, et parfois à la forme même, si excentriques que d’abord il en venait à douter de sa vue, quand il s’avérait que la coloration était bien celle-à, parfois il devait chercher dans son esprit les bons mots pour les décrire à monsieur Cama, et parfois il se mélangeait les pinceaux avec les mots et les couleurs, il butait, alors il y avait un éhcange d’avis entre lui et quelque autre pélisquale à la vue perçante, comme par exemple Jano Scarfì et s’il y avait accord sur l’identité, bien, sinon on attendait que les fères en débat soient plus proches.
[…]
Les premières qui passèrent ensuite, et on disait passer parce que cela n’effleurait l’esprit à personne qu’il ne pouvait pas s’agir que d’un simple passage, du mystérieux passage d’une multitude de fères, furent celles au Flanc Blanc, très semblable en tout et pour tout à leurs habituées, sauf qu’elles avaient le bec plus court et cette particularité du flanc blanc : en effet, elles étaient blanches dessous mais le reste du corps état brun comme chez les habituées. Elles s’appelaient Flanc Blanc, mais contrairement à leur nom, il y en avait certaines avec le flanc jaune : le long du flanc, blanc ou jaune, une ligne noire partait de la tête et rejoignait la queue comme une aile d’hirondelle ou de canari, et c’est ainsi qu’elles leur apparaissaient en passant devant eux, des nuées de gigantesques hirondelles et canaris voletant sur le fil d’eau.
Les Flancs Blancs provenaient de l’Atlantique Nord, dit monsieur Cama, et elles formaient les écoles les plus populeuses, puisqu’elles pouvaient être jusqu’à mille têtes, tandis que celle qui passaient devant elles devaient être des écoles de moindre importance, qui ne dépassaient pas la centaine d’individus.
Passèrent alors celles à la Dent Dure, qui n’avaient pas d’autre particularité que ces dents droites et effilées qui, avec le bec long et plat, leur donnait plus un air de crocodile que de dauphin. Elles étaient toutes de couleur bleuâtre au-dessus et blanches au-dessous, et le bec aussi était blanc, dessus comme dessous, et ça aussi était l’un de leurs caractères distinctifs.
Passèrent ensuite celles qu’on appelait Vraies Génuines, qui étaient belles, élégantes de mise, plus belles et plus élégantes que les habituées : sur la poitrine elles avaient comme un grand grain de beauté, une tache blanche qui se détachait sur le bleuâtre avec la forme nette d’une plastron de chemise de cérémonie. Sur le dos toutefois elles présentaient, chose jamais vue, un grave défaut de nature : elles n’aveint pas de nageoire dorsale, et ce manque leur donnait un air de navette2 sans drapeau, de coq sans crête. Elles passaient pour génuines parce que les pélisquales des lieux qu’elles fréquentaient, dans le Pacifique, rien de moins, leur donnaient une chasse de tous les diables3 parce qu’ils les considéraient entièrement bonnes, c’est-à-dire qu’ils prenaient tout, la chair, la peau et les os, sans rien jeter.
Puis passèrent celle au Drapeau Blanc qui, venant après les Génuines sans dorsale, s’en distinguaient d’autant car non seuleement elles l’avaient, la dorsale, mais celle-ci était carrément peinte de blanc comme pour qu’on la voie de loin. Et puis, selon monsieur Cama, ces Drapeau Blanc présentaient une autre différence avec les Génuines, qui était que les lointains pélisquales de là où on les trouvait, c’est-à-dire l’océan Pacifique, mais celui du côté chinois, ne se risquaient en rien à les toucher parce que leurs anciens disaient que ces Drapeau Blanc avaient été mises au monde par une certaine princesse et qui sait quel beau morceau de salope elle avait dû être, cette princesse, pour se faire remplir par une fère. Ces pélisquales chinois éteint très bizarres, parce que princesse ou pas princesse, parfois ils leurs faisaient quand même leur fête : alors ils savaient bien eux aussi comment l’utiliser sans rien jeter, pas même la graisse, vu qu’ils se l’étalaient sur le corps pour ne pas souffrir du froid : dégoutant à entendre, mais plus dégoutant encore le froid que ressentaient ces pélisquales chinois.
Et passèrent enfin un troupeau de Pourpoises, qui sont et ne sont pas de vraies et propres fères : avec leur aspect bâtard, grossier et ridicule, court et malfait, elles ne dépassent pas deux mètres, le museau rond, un peu comme un trompe tronquée à la base, le bec rentré, les dents plates et la tête en toutun avec le dos, le col qui s’élève en une espèce de bosse puis descend comme chez les porcs. Elles étaient toute noir de cloration, mais pour ce qui est de la couleur, une autre curiosité de ces très curieuses Pourpoises consistait au fait, comme les en informa monsieur Cama, qu’elles avaient les yeux d’un très beau rouge.
« Mais qu’est-ce que c’est que ce francespagne ? » fit monsieur Cama qui avait tout de suite compris de qui il s’agissait. « La Pourpoise mélangée au dauphin ? Et d’où vient ce francespagne, cette confusion des langues ? Une belle pourcelle, cette pourpoise, une vraie porque… »
On comprenait que pourpoise était le mot américain porpoises qui était écrit sur la couverture de son livre de scènes et de figures de l’océan. On le comprenait, même sans savoir écrire ni l’américain ni l’italien, parce que le mot était écrit en noir au-dessus de l’animal qui était tout blanc. En blanc aussi était la baleine sous laquelle était écrit le mot Whales, qui venait en premier, et blanche la fère qui était la dernière sous le mot Dolphins, et le livre s’intitulait ainsi Whales Purpoises and Dolphins4.
On comprenait aussi, rien qu’à la voir, que l’appeler “belle porque, vraie pourcelle, monsieur Cama ne voulait en aucun cas la déprécier ou la mépriser, mais en réalité il l’appelait de son nom, porpoise, qui en italien donne pourpois, pourceau de mer.