Dans le cadre d’un projet d’écriture de haute volée, Féroce, fomenté avec quelque éditeur où l’herbe ne repousse pas, je me lance à corps perdu dans la traduction libre de textes choisis de l’hénaurme livre de Stefano d’Arrigo, Horcynus orca (1975).
Après le retour de ‘Ndrja Cambrìa en Sicile, auprès de son père finalement décédé, on découvre l’Orque, engin de mort, qui vient de s’installer dans le détroit de Messine, entre Charybde et Scylla.
C’était l’orque, celle qui donne la mort, et qu’on dit immortelle : elle, la Mort marine, qu’on pourrait appeler la Mort, en un seul mot.
Orque, pour l’appeler par le nom, et l’habitude de donner la mort et de ne pas mourir, nom avec lequel elle était mentionnée dans le fameux livre illustré du Délégué de Plage1 ; orcoriace, sinon, comme on l’appelle dans les mers autour de la Sicile, à cause du fait curieux, extrêmement mystérieux, d’avoir en commun avec la fère2 sa queue, la queue plate et non tranchante, la queue et si on excepte le danger d’un calibre autre, rien d’autre. La queue plate, qui lui donne une nage presque humaine, à la Bacigalupo3, avec cette incroyable vitesse qu’elle peut développer, océan et mer, seules les fères et l’orcaféroce en ont une : et c’est sous l’impression de cet arcane que l’Orque est appelée orcaféroce à partir du nom de la tristement célèbre fère, et ce dans les mers de Sicile qui touchent l’Afrique, Gibraltar et l’Espagne. Ce sont des mers où elle apparaît une fois au moins dans la vie d’un pécheur : une seule fois, mais les conséquences de son passage durent longtemps après, très très longtemps, comme celles de la variole sur le tissu jauni du visage.
Son apparition est aussi rapide que catastrophique. Déroutant de l’océan à la mer, qui sait à cause de quel destin, elle passe par Gibraltar quand se lève le soleil, elle fait un tour entier de l’île et quand elle sent à nouveau le froid de son océan, le soleil est encore haut et chaud dans le ciel, là, à l’est, comme s’il la suivait, elle. Sans jamais s’arrêter, passant de carnage en carnage, décrasant et dépeuplant les eaux durant des miles et des miles, le grosanimal a laissé derrière lui des mers de ruines : de filets, de barques et de pauvres pêcheurs qui tombent sur le vide, des mers de poissons massacrés ou fuis de terreur devant elle, et si l’on parle de thons, la terreur que leur inspire l’Orque, cent fois plus grande que celle que leur inspirent les fères, les fait se rabattre vers les terres où ils sautent en bancs entiers sur la rive, et meurent asphyxiés. Le long de tout le bordemer, en route toujours, de Capo Lilibeo à Capo Peloro, des villages et des villages de pécheurs, comme renversés d’un moment à l’autre par la contagion et condamnés à la misère marine la plus noire, demeurent coincés dans cet immense cordon d’eaux bouillantes de sang, revêches et puantes de la puanteur de charognes torturées.
Maldéesse maldéesse : sur tout le bordemer, depuis la rive, la vie des mers n’est que ruine et ruine, il n’y a que ruine, interminable maldéesse. Sur les places marines, on voit des files de femmes les mains dans les cheveux qui se battent la coulpe comme si elles étaient devenues les statues de leurs douleurs, avec cette seule parole en bouche : maldéesse, qui est tout ce qui reste de la miséricorde, déesse, et la déesse, se représenter cette déesse, c’était elle, la Mort terrestre, la Faucheuse, tout ce qui reste, qui reste sur les lèvres quand, démangée par le besoin de le dire le plus vite possible, elle signifiait l’extermination la plus grande de chrétiens ou de choses, tout ce qui, en fait, tout ce pour quoi dans le même instant, on suppliait la déesse barbare d’avoir subitement miséricorde.
La maldéesse c’est l’Orque comme la Faucheuse, mais même en mieux, car lorsque celle-là, la Faucheuse, n’est pas un être de chair et d’os, mais une copie de la mort, l’Orque, en revanche, à travers son règne infini, son antirègne marin, c’est la Mort vivante, en vrai, un être vivant dont on n’a d’autre connaissance que celle-ci, qu’elle est l’être, l’être qui tue, qui extermine, que celle-ci, qu’elle est l’être de la mort, qu’elle sinon est l’être par lequel passe la Mort.
Solitaire, terrifiante coureuse des océans et des mers : elle pue, à plus d’un mile, la terreur la précède, et la suit un désert de dévastation. Tous les autres êtres, quelle que soit leur férocité, ne peuvent lutter et palissent devant elle : et même, et même la toute-première, la pire-de-tous, la géante des mers, la baleine, est destinée à mourir parmi tous les grands martyrs de sa main à elle, et pas, ou pas seulement, parce que l’Orque est celle qui donne la mort, mais aussi parce que, pour le malheur de la baleine, l’Orque est extrêmement friande de sa langue. Pour cette bouchée à son goût, l’Orque attaque la géante, la lacère, la dévore, l’écartèle et l’exsangue, quarts de quarts de tonnes de lard, jusqu’à mettre à nu le squelette et puis quand cette colossale édentée s’essouffle, défonçant l’ouverture en tunnel avec les rangées d’os qui s’ouvrent comme des rayons des deux côtés, l’Orque se présente devant elle et comme en un baiser, lui arrache la langue, tout net, qui ne pèsera certainement pas des tonnes, mais quelques quintaux ça oui.
Et ceci est, pour ainsi dire, sa faiblesse, son unique vice, l’unique fois où tuer n’est pas pour l’Orque un but en soi, mais c’est l’exception qui confirme cette règle noire, car pour ce qui est du reste, l’Orque n’a ni fantaisie, ni caprice, ni étrangeté ni originalité, ni changement ni déviation de caractère, ni dégradation ni amélioration d’humeur : comme si elle n’était pas de chair et d’os, elle est sourde et aveugle et réfractaire à tout, sauf à trucider. Elle vit pour donner la mort, elle fut créée justement pour cela ; et comme son invisible dedans, son visible dehors répond exactement à cet objectif. C’est celle qui tue, qui extermine, et cela ressort de sa morphologie au premier coup d’œil, comme il résulte qu’un cuirassé ou un submersible sont comme il sont, pour détruire et donner la mort.
Un corps colossal, long d’une quinzaine de mètres, pesant plusieurs tonnes, de peau grasse, fumante comme la lave qui refroidit, transpirant de telle puanteur qu’on dirait que toutes ses fonctions deviennent sueur qu’exhalent les pores de sa peau ; la forme du corps comme une gigantesque torpille, d’une ténébrosité effrayante, terrorisante : une forme fermée, impénétrable, d’une couleur funèbre, d’un noir chaud et luisant, la tête, son crâne avec les deux orifices qui crachent le geyser, là où devrait se trouver le cou, la tête incorporée au reste à la toutennun, un ensemble fait en forme de fuseau de fusée, alarmante et indéchiffrable et qui donne des frisons, quelque chose qu’à distance on pourrait prendre pour un mystérieux engin de mort, comme une espèce de missile vivant, divagant éternellement.
Elle nage à la surface de l’eau, avec son ainsi noire, alarmante, ainsi mystérieuse, catastrophique silhouette en transparence. L’immense corps entièrement invisible, avec la seule exception de la nageoire du dessus qui émerge de quelques mètres comme un funèbre drapeau de pirate, avec la forme terrible d’une hache, signe de ses prérogatives, quelque chose comme la faux de sa collègue terrestre, montée sur le cheval squelettique. Presque totalement sous l’eau, elle garde les yeux, qu’elle a de chien battu, avec peu de cils et la larme qui lui pend, comme qui souffre un peu de strabisme, et la bouche, qui est son essentiel, et quand on la voit de dehors, on ne peut y croire, on dirait une petite et pacifique bouche de vieillard redevenu enfant, désormais sans plus de dents, avec la lèvre supérieure ratatinée sur la lèvre inférieure. Au contraire, tout de suite derrière ces petites lèvres de vieux débile, celle qui donne la mort a les fers de son sale métier, de grandes dents burinées comme de blancs rochers, de véritables coins, perçantes et éclatées par l’âge.
Elle était là logée, depuis quatre jours. Elle était apparue proche du coucher du soleil, comme il convient pour les grands voyageurs. Le soleil avait tourné depuis peu, la lumière était encore vive, et dessus dessous, à travers le scyll& charybde silencieux et vidé de bateaux, il y avait une grande clarté : de l’air, et du chaud qu’il y avait eu ce jour même, on aurait dit qu’on était, en octobre, en plein milieu de l’été.