
Depuis un certain temps, je suis le travail de Fred Griot, et je souhaitais trouver le moyen d’en proposer une lecture inquiète ; je comptais dans un premier temps travailler le recueil La plui1, puis sont arrivés coup sur coup le journal appelé Refonder2 et la Cabane d’hiver3, puis aujourd’hui voilà Toujours tu regardes l’herbe4… Je vais donc m’appuyer sur l’une ou l’autre de ces balises pour tâcher de synthétiser ce parcours singulier. J’ajoute que ce texte s’est enrichie des thèmes partagés lors d’une rencontre que j’ai animée avec Fred Griot et Dani Bouillard à la Maison de la poésie en février 2022.
Enfin tu regardes l’herbe, le dernier recueil en date nous apparaît comme la maîtrise d’une forme patiente et lente, ébauchée dans la lande5, au contact des éléments, et plus essentiellement de ce que j’appellerais ici (et ai appelé ailleurs dans ce volume) dehors.
Dehors dedans
Quelle belle parole que celle de dehors. Qu’elle est belle cette parole, ce parl (je me suis toujours demandé « comme on dit dict ? »), qui est plus qu’une parole en vérité, et qui est plus qu’une parole écrite, un mot parmi d’autres mots dans une page parmi d’autres pages.
Il y a une blague en Italie, où le mot français de dehors est devenu récemment très à la mode pour désigner toute terrasse, couverte ou non, dépendante d’un restaurant ou d’un débit de boisson. Très souvent écrit sans le S final (comme le ferait justement Griot), il en est arrivé à se spécialiser en dehor esterno ou dehor interno.
Le dedans du dehors, le dehors du dehors, c’est je crois tout ce qui paradoxalement pourrait donner une forme au travail du poète.
Dans ce cheminement aporétique, je vois deux domaines, très simplement compréhensibles : celui où voisinent l’oralité et l’écriture (« j’écris pour écouter », répète-t-on dans H) et celui où s’épaulent le dedans, précisément, et le dehors.
C’était donc déjà là, depuis le début — le début où je l’ai connu, à la fin des années 2000. En vérité, il n’y a jamais rien eu que du commençant, ici.
je pense dan mon dedan et va dehors de mon dedan à mon dehors marchant (P23)
Et encore :
• et on ne sait pas si les choses
avec les choses qui vont avec les choses du dedan avec les choses qui viennent avec les choses du dehors on ne sait pas si les choses vraiment• les choses vont avec les choses viennent (P16, ce dernier « vers » répété à plusieurs reprises)
Cette parole, cette parl du commençant, c’est une découverte et une épiphanie, en même temps, et en même temps une matrice et une empreinte, pour le dire en mode philosophique. Elle porte en quelque sorte l’aurore primordiale tout en la reflétant. Puisqu’il est bien sûr question de dehors, ce dehors n’est pas essentialisé. Mais pour n’en pas être essentialisé (comme une sortie de la caverne, par exemple), il n’est pas moins élémentaire : on sort de la cabane. (C’est d’ailleurs une cabane, voilà, un terrier, un nid, qui n’est pas encore tout à fait une maison, qui n’est plus déjà une simple caverne.)
Alors le vent, la mer, l’arbre, et surtout la lande, comme pour un monde découvert-recouvert dans le disant, dans le commençant. Dans le parlant. C’est le monde parlant.
• ma parl maigre nue ma parl pauvre la lande à cette image pauvre nue ma parl nue dan le corps pauvre le corps criant le corps calme (P50)
Lande parlant, lande parle. Parce que la lande est tout épiphanie du corps et le corps c’est la marche et l’esprit en même temps, tout cela fait un ensemble et sens, et tout cela travaille ensemble.
Dans Refonder :
c’est une histoire de dedans dedans
de dedans et de devant, de dedans corps et de dehors autour tout autour, de dehors entourant et passant dans les tubes de la ventrée, traversant la ventrée dans les tuyaux d’air à souffle de dedans dedans allant vers du dehors dehors. du dedans traversant le dehors. et inverse
c’est du dedans qui sort et du dehors qui entre c’est du dire du dedans qui court à l’entendre du dehors. par le souffle (R126)
• ici la marche dan la lande la marche dan la lande la pense en dedan la marche dan la lande sans la pense au dedan impossible marche dans la pense au dedan marchant toujours avec ma marche dan la lande et la pense au dedan (P51)
Avec, pour nous, cette litanie inquiétante, mais qu’en dire ?
Parol brute
Sautent aux yeux en premier lieu les mots élidés, sans que cette élision soit gratuite (ou mutilante). Certains mots le sont, d’autres pas. Contrairement aux baristes italiens, dehors garde son S, mais dedan, comme dan, le perdent. Il y a la plui, bien sûr, et la parl, qui subit encore un autre traitement.
Ce traitement consiste à débarasser les mots de leur lettres muettes, les phrases de leurs majuscules, et il n’en faut pas beaucoup plus pour saisir qu’il s’agit avant toute chose d’un dénuement, un dénuement presque rituel, une ascèse ou, pour le dire avec des mots avec moins de connotation mystique (tout à fait inadéquate ici, tout comme est inadéquate la comparaison avec le retour à la nature ou à la cabane d’enfance) — car nulle intention thérapeutique ou éthique ici — simplement tâcher de trouver l’inconscient de la langue en nous (C), c’est-à-dire rénover le corps dans une expérience du silence et de la solitude ouverte à la parole et à la rencontre.
probablement l’un des enjeux de « tenir » dans ces conditions, et pour tous ceux qui vivent seuls, ici comme ailleurs, c’est de parvenir à encaisser ce fond de rythme, cette temporalité de peu d’événements, de peu de rencontres, de peu de nourriture extérieure, de peu de confrontation avec du nouveau, du nouveau humain, et qui s’étire.
Du point de vue du résultat, marqué par cette marque même sur le lexique, marqué donc dans le gramme, dans la graphie, c’est à une espèce de résolution par l’oral que l’on se rend. Cette voi (sans qu’on puisse savoir de quelle voie/voix il s’agit) est risquée (puisqu’elle effleure l’expérimentation aussi bien que l’incompréhension) mais elle est, dans le même temps une libération, l’ouverture de digues et de barrages, la mise en place de zones de divagation, comme on le dit du lit des rivières, et dont l’occupation, au contraire, est risque d’inondation fortuite et ravageuse, de scandales comme d’embâcles, et de malheur et de dévastation.
je m’engage dans une voie. c’est un risque.
• toujours plus simple plus nu plus
dépouilléclope l clop
coke l cok
mots l mo
lir un livrle sens subsiste mais langue remise à nue dégagée de toute fioriture de toutes « muettes » de toutes lettres « historiques » c’est du son pur de l’éclat de l’objet brut brut orthographique brut sonore c’est un éclat c’est une violente émergence c’est nu dépossédé.
dépossédé et pourtant appelle et pourtant vibration et pourtant venu là d’un coup écla
des mo des écla des brut des brui brut
maintenant ça après avoir fait sauter ponctuation majuscules
après avoir redonné le phrasé le fluide.toujours quelque chose de fluide (c’est la lisibilité)
plus nu
plus simple
plus loin
brut et quelque chose de
lâché
assouplide la langue épuisée jusqu’au fond et là en fait toute énergie toute tambour toute vibrante toute originelle. (R63-64)
Et pour qui connaît Fred Griot, cette dernière phrase est sensationnelle : car en effet Fred Griot propose le plus souvent ses textes dans le cadre de performances sonores, qui associent le plus souvent sa voie à la musique, notamment au travers du projet parl#, avec Dani Bouillard (guitare) et Eric Groleau (batterie). Or, ce tambour de la langue, nous le retrouverons bientôt.
c’est la raison pour laquelle je n’écris plus sur quelque chose, c’est ce quelque chose, là, lui-même qui est dedans
je sais qu’écrire veut dire jouer quelque chose d’autre que la littérature… de l’être
ce qui m’intéresse c’est le fait que la parole sorte. et d’où elle vient. peut-être pas autre chose
je m’aperçois en partie surpris qu’en 2002 cela déjà était là. est d’actualité toujours de plus en plus
je vois aussi qu’il faut rompre encore plus. provoquer une cassure. une lang autre encore. (R107)
Pourquoi cela ? Et surtout, comment se fait-il que ça marche ? Ce n’est pas un dispositif (ce mot qui à force d’être rabâché est devenu écœurant, pour nous faire croire qu’il se passe quelque chose dans la genèse d’une œuvre), c’est une vraie opération à destination poétique, c’est une opératique : il y a saisie, torsion, pour provoquer la voix ; il y a quelque chose de l’affordance, et il y a quelque chose, encore, de pas son invention itérative, du primordial : en le transformant (par la bouche ou la main, c’est égal) il y a naissance du mot, naissance d’une langue nouvelle.
Ou plutôt une langue autre, c’est-à-dire une langue sienne, une langue même, une lang.
depuis quelques années on me parle parfois de mon travail comme d’un travail difficile, opaque, intellectuel, expérimental, déconstruisant trop la lang. or, si j’en conviens parfois, par « compassion » pour le lecteur ennuyé, j’en suis la plupart du temps étonné.
ce que je fais est on ne peut plus brut. plus spontané, moins apprêté, maniéré (oui avec Dubuffet). C’est du patois – du paysan, certes parfois comprimé concis – pas du tout du langage de bon élève latiniste, de la prose de normalien. je n’ai que faire des idées aux circonvolutions hautement civilisées, depuis une adolescence qui a trop réfléchi. (R143)
c’est la raison pour laquelle je n’écris plus sur quelque chose, c’est ce quelque chose, là, lui-même qui est dedans
je sais qu’écrire veut dire jouer quelque chose d’autre que la littérature… de l’être ce qui m’intéresse c’est le fait que la parole sorte. et d’où elle vient. peut-être pas autre chose je m’aperçois en partie surpris qu’en 2002 cela déjà était là. est d’actualité toujours de plus en plus je vois aussi qu’il faut rompre encore plus. provoquer une cassure. une lang autre encore. (R107)
Cette saisie du mot commun par la main de la voix, c’est cela donc qui provoque cassure. Cassure ou coupe d’ailleurs, élagage, terme qui n’est pas étranger au vocabulaire du Griot, dont c’est l’un des métiers (métier qui, contre l’écrire, se joue dehors).
Vues de l’herbe
Alors, ces précautions énoncées, que se passe-t-il ? Nous laissons alors Refonder, qui est un journal, et sur lequel d’ailleurs on pourrait revenir longuement dans un autre contexte, parce que tout de même, il s’agit d’un travail important, en vérité plus qu’un journal, un « roman » même (R250), près de 1000 pages de notations permanentes sur l’œuvre se faisant6, et Cabane d’hiver comme le compte-rendu d’une expérience avant le saisissement du mot, une écriture d’avant le poème. Dans le dernier recueil, Enfin tu regardes l’herbe, nous aspirons à cette espèce de clausule (« enfin »), au cœur même du poème : la voi c’est faire, à présent.
C’est ce trajet auquel nous pourrions accéder, et dès les premières pages, cela devra se faire sous le signe de la modestie, de l’humilité. Et qu’est-ce que la modestie pour le poète ? « écouter d’abord. petitement » (H14). Écouter « longuement », écouter « plutôt » (24), écouter « encore », « mener le lent travail en soi où écouter mieux » (26).
La chose du monde qui pourrait incarner ce patient travail, et le titre du recueil nous la désigne, c’est l’herbe. C’est l’herbe qui croît, comme par inattention, comme à notre insu, plutôt, dans le vent. Nul recours à Francis Hallé ici pour se remémorer que le temps des végétaux n’est pas assimilable au temps humain ou animal ; sauf à considérer le temps du poème, le temps poétique, comme un temps épousant le dehors, la violence du dehors, la procession saisonnière du dehors, jusqu’à perdre son animalité, son humanité, soit dit en un mot, étranger la parole du quotidien de la langue.
Mais nous resterions encore en-deçà de la démarche si nous ne saisissions pas encore une autre dimension caractéristique du monde, à savoir précisément ce lien entre le dedans et le dehors. Et le passage de l’un à l’autre, qui est bien souvent l’enjeu de la parole poétique, dans le réel il est une forme de l’évènement. Et quel évènement. Il s’agit du naître, donc, comme du manger-respirer, comme du mourir.
t’es là
tu regardes dehors (H83)
Regarder dehors, ou plus justement regarder le dehors, c’est accéder à son infinité, à sa variété, et cela replace à sa juste position l’observateur, fût-il poète. Ce « retrait » apparaît prétentieux. Nous verrons que c’est tout le contraire.
j’ai appris à voir
toute une montagne
dans un morceau de lichen
ou un éclat de schiste
un bout d’alpage boueux après la neige
une odeur de torrent
un fragment de résine (H134)
Au reste, et je ne reviendrai pas là-dessus, c’est la lande, la crête ventée, l’alpage qui forment, de par leur simplicité, et leur étroitesse, de leur étroite cassure du monde, le paysage idoine à cette lang primitive et simple, et ce n’est pas un hasard.
Train : nous retrouvons, en avançant, la lumière du sud… sur la garrigue, les calcaires, le Vercors et le Ventoux blancs au loin.
content, heureux de retourner dans les contrées « sauvages », le grand dehors, les forêts, les plateaux, les landes, le vent, le grand froid peut-être. (D760)
Voir Refonder :
les buis, les grandes collines bombées, les grandes herbes, dolines, avens, les colonnes de roches ruineuses comme des chapelles romanes de cailloux secs, les pierres claires concassées des sentes, les pins sous la neige, les hommes… une terre pour laquelle je pourrais lutter. (R430)
Lutter pour ce tas de cailloux, voilà l’ascèse interne de l’écriture, c’est peu dire que le langage (langag ?) est perçu comme un territoire, et le poète comme l’un de ses habitants, plus un organisme, qu’un humain nommé, dénommé.
Si j’insiste ici de manière maladroite sur les fonctions biologiques, c’est parce que le recueil nous y incite : quand tu dis « tu regardes l’herbe », c’est au sens propre qu’il faut le comprendre.
Cette phrase, par deux fois elle revient, lancinante, dans le recueil. Et elle vient marquer, par deux fois (34, 245) la perte d’un ami cher, Philippe Rahmy7 d’une part, Eric Groleau, d’autre part. L’ami poète et le batteur de parl#. Ainsi donc, ces deux amis voient, de leur dedans, de dessous la terre, les herbes de près, et les vivants du dehors.
Et c’est donc que les herbes, qui partout poussent dans ce recueil, ces êtres infimes qui parlent aux vivants comme aux disparus, servent d’interface même, figure poétique par excellence8
Fred Griot est une herbe, voilà, il touche aux deux mondes par l’opération de sa voi, de ses voi, sans décision.
trop de bruit
trop de bruit tout autour de ton départ
rappelle-toi
comme écouter dehors
faisait du silence dedans
(H246)
Et si l’amour de l’ami, ce dialogue intenté envers autrui, nous permet d’accepter sa disparition même :
les choses
couleront
tout de même
ainsi.elles sont déjà là.
(H 45)
c’est précisément parce que nous ne pourrons échapper à cette « soupe » perpétuellement réchauffée, et éminemment rassurante.
mourir
c’est être à nouveau
herbes
plantes
(H253)
- Dernier Télégramme, 2009, ci-après abrégé en P. ↩
- Dernier Telégramme, 2016, ci-après abrégé en R. ↩
- Publie.net, 2017, ci-après abrégé en C. ↩
- Publie.net, 2021, ci-après abrégé en H. ↩
- Je laisse ici largement de côté l’immense récurrence des termes de lande, alpage, crête, et du vent, et de la pluie, qui forme le décor essentiel, partenaire de la poésie de Fred Griot. ↩
- Et c’est le propre d’un journal : voir La pulsion du journal dans LI3 ; ici décrit tantôt comme livre de méditation (R380), mais aussi un registre (289), voire une loi (777). ↩
- Voir De la rugosité du monde, ici même. ↩
- Voir encore Texte plus ultra, dans LI3. ↩