Microfiction (cĂ©rofiction) de la sĂ©rie RĂ©sidences et Ă©crite Ă l’occasion de la rĂ©sidence Situer organisĂ©e avec Ciclic en rĂ©gion Centre-Val de Loire
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Alain Chartier
En fin de journĂ©e, quelques rayons livides sont venus taper sur le verre bosselĂ© de la fenĂȘtre : Ă cause dâune espĂšce de lentille quâen dĂ©faut il portait, ils donnaient au mur un aspect veloutĂ©, un grain sensuel de peau. Le balai souffle les dĂ©bris, la poussiĂšre, et les guide au-dehors, par la porte ouverte. MalgrĂ© le petit soleil hivernal, la tempĂ©rature est douce et un peu dâair neuf permet dâĂ©vacuer le trop-plein de fumĂ©e quâa provoquĂ© la naissance dâun feu.
Car un feu est nécessaire, toutefois.
Une fois la porte refermĂ©e, la marmite est posĂ©e entre les chenets ornĂ©s quâil faut dĂ©placer avec peine. De lâeau, dâabord, sera mise Ă chauffer sur les belles flammes coriaces qui peu Ă peu concurrencent les derniers rayons.
Sur la table au centre de la piĂšce, un lourd panier chargĂ© de lĂ©gumes quâil sâagit maintenant dâĂ©plucher.
Auparavant dans la journĂ©e, Ă quelques lieues de lĂ , une barque plate, chargĂ©e elle aussi de paniers de lĂ©gumes, mue Ă la force du bras par le bĂąton de la bourde, dans le fil de son Ă©lan, vient doucement butter sur la berge de lâĂźlot oĂč se trouve la cabane. Lâhomme Ă la bourde amarre prestement la plate, qui se range dans le courant du coulant. Un autre homme sâaidant de la perche que le premier lui a passĂ©e, pose le pied sur la berge. Il ne le salue pas et se dirige directement vers la cabane, sans aucun mot dire, sans regard Ă quiconque ou quoi que ce soit, et sây enferme sans bruit. Les amarres dĂ©nouĂ©es, la plate reprend son chemin et sâenfonce sous un tunnel de saules noirs.
Dans la cabane, la silhouette allume maintenant quatre bougies dont une se trouve sur une petite table Ă©galement Ă©clairĂ©e par une fenĂȘtre sans carreau. Elle sort dâune besace une liasse de papier, se sert un verre de vin clairet et sâassoie lourdement lassement devant les feuilles, rĂ©ordonnĂ©es. AprĂšs avoir feuilletĂ© dans un sens puis dans lâautre, il se penche sur la derniĂšre de ces feuilles, une plume Ă la main, et se met Ă Ă©crire.
Il est midi tout plein. Il ne fait pas froid mais lâhumiditĂ© est dĂ©jĂ lĂ prĂ©sente. La silhouette assise frissonne.
Lorsque les derniers feux enrobent dâorangĂ© chacun des objets, cinq ou six heures plus tard, la silhouette se rĂ©veille par une humiditĂ© plus prononcĂ©e, qui avait sombrĂ© dans le travail dâĂ©criture. Antoine sera bientĂŽt lĂ , il sâagit de ranger. La plume, le verre et la bouteille vides, et la liasse est de nouveau enfournĂ©e dans la besace. Lorsquâil sort, la silhouette voit arriver comme un spectre le vieil homme Ă la longue barbe avec un drĂŽle de chapeau. Les brumes qui sâĂ©lĂšvent dans le chien et le loup lui donne lâaspect dâun sinistre nocher dâĂąmes. Il nâa pas fini dâamarrer la plate que lâautre est dĂ©jĂ assis. « Allez » est le seul mot quâil prononce dans tout le jour mourant.
Dans les rues de la ville, Ă prĂ©sent mal Ă©clairĂ©es de torches de suie, prestement avance la silhouette jusquâau seuil oĂč rien ne bouge. Des pas modestes sur les pavĂ©s. Un menu grattement et la porte sâouvre. La chaleur le recouvre avec lâodeur un peu Ă©cĆurante du navet ou de la ravenelle.
Une forme menue lâaide Ă retirer son caban, puis lorsquâil a posĂ© sa besace, il sâest assis et la forme menue a portĂ© la grosse miche quâavec envie il tranche contre la poitrine. Elle sâassied Ă la droite de la table et, lui, il Ă©pargne le dos et les Ă©paules.
« Jâai aujourdâhui touchĂ© du doigt sans frĂ©mir les abysses des phĂ©nomĂšnes, ma chĂšre Jeanne, jâai foulĂ© en esprit des terres inconnues. Je me suis assoupi un instant, et quand je mâĂ©veillai, le monde mâest apparu. Plus de coulant, plus de saule, jâĂ©tais assis au sommet du monde, et je contemplai avec effroi et sĂ©rĂ©nitĂ© toutes les crĂ©atures ramassĂ©es dans un bocal. Me sont venues des visions brĂ»lantes, et dâaffreux maux de tĂȘte, mais le projet que je modĂšle mâest chaque jour plus clair. Comme un pic dĂ©barrassĂ© des brumes au matin, il se dĂ©couvre sous la chaleur de mes rayons. Je parviens au sommet dans le mĂȘme temps que je lâembrasse pleinement. Câest comme⊠câest comme si je volais. Ah sers-moi donc du fromage, ma bonne Jeanne, de ce petit chĂšvre qui Ă©paule ce mal vin ».
Jeanne sâexĂ©cuta. Muette elle Ă©tait, muette restait.
MĂȘme si elle entendait ses paroles, elle ne comprenait rien Ă ce que le vieil homme lui racontait. Mais elle aimait sa prĂ©sence, et surtout quand il nâĂ©tait pas colĂšre, ou sombre dans sa barbe. Elle posa lâassiette dans le silence revenu, puis elle sâexcusa et se retira. Il mĂąchait le pain et le fromage sans y prendre garde et, sâĂ©tant retournĂ©, plantait ses yeux Ă©carquillĂ©s sur les flammes de lâenfer.
Elle venait dâune modeste ferme, liĂ©e Ă quelque terrain de vagues parents ; muette, elle nâĂ©tait pas utile et pris dâaffection pour sa bonhommie berrichonne, il lâen avait arrachĂ©e. Pour cela elle lui en Ă©tait Ă©ternellement, follement reconnaissante. Vingt ou trente ans aprĂšs, ils formaient un couple quelque peu singulier, mais gĂ©nĂ©ralement serein.
CâĂ©tait lâun des jours. Il y en eut dâautres. Des moins gais, des plus fermĂ©s. LâĂ©poque Ă©tait Ă lâincursion. LâĂ©poque Ă©tait Ă la transgression des frontiĂšres. CâĂ©tait comme si le monde en cours ne suffisait pas, câĂ©tait comme une fiĂšvre qui nĂ©cessitait un autre monde.
La fiĂšvre est une dĂ©pense dâĂ©nergie nĂ©cessaire, et chaque fiĂšvre nous porte Ă un nouveau soi. Chaque maladie est une mue, et câest ainsi, par ces dĂ©pĂŽts, ces redditions, que nous avançons vers notre derniĂšre Ă©tape.
CâĂ©tait une Ă©poque fiĂ©vreuse, qui attendait ou laissait attendre plutĂŽt, alors quâelle fomentait dĂ©jĂ son Ă©tat successif, qui prendrait forme dans une chevauchĂ©e incroyable par les mers infinies, et trouverait sa fin sous lâenveloppe dâun capitaine hardi ouvrant une brĂšche dans le paysage, lâagrandissant tout Ă coup, tout Ă coup le rendant Ă nouveau vierge de possession, de saisie.
Les nouvelles Ă©taient parvenues, fatiguĂ©es, mais toujours merveilleuses : la guerre faisait rage partout, mais aprĂšs plusieurs dĂ©faites sanglantes, le siĂšge dâOrlĂ©ans avait marquĂ© une Ă©tape dĂ©cisive, qui se concrĂ©tiserait par la victoire de Castillon, au sud. En Orient, la mĂȘme annĂ©e, peu avant (mais le temps Ă©tait long et Ă©lastique alors et on ne lâapprit quâaprĂšs), Constantinople Ă©tait tombĂ©e, marquant la fin dâun processus ou dâune Ăšre dĂ©butĂ©e sous Auguste.
En somme le monde Ă©tait Ă lâĂ©troit et cherchait nouvelle assiette.
Viendra un temps oĂč lâhomme, privĂ© de servitudes, fera chĂšre et voyages, et occupera son loisir Ă lâĂ©lĂ©vation. CâĂ©tait Ă©crit. Il fallait que cela soit, car on nâimaginait pas quelle cheville pourrait faire dĂ©faut Ă lâesprit rationnel et la foi bonne et Ă©ternelle. Cela devait ĂȘtre et il faut y travailler, amoindrir la distance nĂ©cessaire, abolir les embĂącles qui sĂ©parent.
Il allait de ville en ville, la plupart du temps, moins pour sâenquĂ©rir des nouvelles fraĂźches, que pour observer ce quâil trouvait dans les yeux. Il prĂ©fĂ©rait, et de loin, les nouvelles dâun passĂ© qui pouvait ĂȘtre plus ancien que celui de ces maisons de pierre et ces halliers, plus vieilles encore que la mĂ©moire des hommes, plus vieilles peut-ĂȘtre que ce hĂȘtre, cet Ă©tang, cet ensemble malcommode.
GĂ©nĂ©ralement, peu lâoccupaient les Ă©vĂšnements de son temps. Il misait tout sur le futur, moins sur les soldats que sur leurs chefs, pour peu quâils remettent enfin leurs travaux vulgaires ou domestiques.
Il Ă©crivait Ă grands gestes, emportĂ© par la cadence de sa phrase, excitĂ© par le raisonnement quâil plaçait au-dessus de toute sociĂ©tĂ© ou confrĂ©rie.
Puis il rĂȘva : il rĂȘva dâĂ©crevisses, qui, fuyant lâassec qui avait dĂ©naturĂ© leur maison, cherchaient un nouvel espace plein dâeau. Cette sortie Ă©tait pĂ©rilleuse et, dans son rĂȘve, il ressentait la peur et le dĂ©nuement quâimpliquait cet hasardeux voyage, Ă la merci de tous les prĂ©dateurs.
« Quâaux gens de peuple, on ne peut se fier ! » hurle-t-il en entrant, furibond, alors que Jeanne est en train de plumer une volaille. « Gredins ! Lascars ! Inconstants comme le temps et indolents comme lui ! » Quelque chose sâĂ©tait passĂ©, sans doute, mais la pauvre Jeanne ne savait jamais Ă quoi il se rĂ©fĂ©rait exactement.
Elle portait un cĆur de moineau dans une tĂȘte de chat. Si par habitude elle avait acquis la familiaritĂ© du bon maĂźtre, elle saisissait les mots les uns aprĂšs les autres comme les plumes Ă cet instant : des objets, des choses inertes, et sĂ©parĂ©es, les unes des autres, irrĂ©mĂ©diablement. Parce que câĂ©tait lĂ sa tĂąche. Dans les plumes amassĂ©es sur un coin de la mĂȘme table, elle ne voyait plus de volaille, ou un souvenir de volaille, mais des plumes, simplement des plumes. Elle nây voyait pas plus dâailleurs la bourre dâun oreiller ou le possible dâun rĂŽti. CâĂ©taient des plumes, pas mĂȘme un dĂ©chet, et baste.
Le maĂźtre sâĂ©tait assis, boudeur, sur un coin du banc, le menton posĂ© sur sa main ouverte, et songeur. Elle sâapprocha et lui prit le bras. « Ma pauvre Jeanne, que sais-tu toi de tous ces Ă©vĂšnements ? Que tâen importe ? Que me dirais-tu si savais parler ? Peut-ĂȘtre me raisonnerais-tu ? ».
A cet instant dans la rue des Ă©clats de voix, des bruits de bĂątons ou dâoutils heurtĂ©s aux pavĂ©s ou aux murs, rĂ©sonna. « Le peuple », grommela le maĂźtre.
Il se leva et se rhabilla. Elle nâeut pas le temps de la saluer. Il se dirigea dans la direction opposĂ©e aux vocifĂ©rations et aux coups. Il descendit vers le marais. Il frappa Ă la porte du vieil homme barbu. Celui-ci, rĂ©signĂ©, sâhabilla Ă son tour, ferma sa lourde porte avec sa lourde clef, lui passa devant et tous deux allĂšrent jusquâau coulant oĂč il tenait sa plate.
Il le laissa et câĂ©tait dix heures, la cloche, en haut, sonna. Le vieil homme disparut comme au dĂ©but de lâhistoire. EnfermĂ© dans sa cabane, le maĂźtre lut un long moment, et recopia mĂȘme une phrase : Dâoultraige et de desordonnance vient murmure, de murmure rumeur et de rumeur division et de division desolation et esclandre.
Dans un demi-sommeil il ne rĂȘva pas aux Ă©crevisses, mais aux Ă©chevins, aux argentiers, aux Ă©tats gĂ©nĂ©raux, Ă lâĂ©meute qui grondait. Il rĂȘva aussi Ă une terre sans hommes, libĂ©rĂ©e des pestes et des guerres. Il rĂȘva aussi dâun grand incendie, dâun grand incendie qui aurait Ă©cornĂ© toute la figure de la ville et de toutes les villes.
Dans la fin de lâhiver, Jeanne, contractant une mauvaise peste, faiblit puis mourut. Il ne se remit pas de ce dĂ©part sans anticipation.
Elle venait de la campagne berrichonne, au pied de la marche. Elle aurait Ă©tĂ© recueillie par les cisterciens de Noirlac, son Ă©tat sâaccommodait fort bien de leur ordre, et elle eut coulĂ© une vie paisible, conforme Ă son tempĂ©rament de pommier, son frĂ©missement dâherbes aromatiques. Mais il intervint avant, il pensait peut-ĂȘtre trouver un rĂ©servoir pour ses Ă©panchements. Il nâen fut pas tout Ă fait ainsi.
RetrouvĂ© seul, il sâenferma rĂ©solument dans un silence dâanachorĂšte. Il avait saisi quâil nâĂ©tait dĂ©jĂ plus de ce monde.
& il savait que le temps mangeait tout.