Microfiction (cĂ©rofiction) de la sĂ©rie RĂ©sidences et Ă©crite Ă l’occasion de la rĂ©sidence Situer organisĂ©e avec Ciclic en rĂ©gion Centre-Val de Loire
La Touraine me fait lâeffet dâun pĂątĂ© de foie gras oĂč lâon est jusquâau menton, et son vin dĂ©licieux,
au lieu de griser, vous bĂȘtifie et vous bĂ©atifie.
Balzac
Billet de Chaource Ă MĂ©chon, 17 juin
Dans son discours aux Ă©lus, le prĂ©fet a Ă©tĂ© trĂšs clair : « Les intĂ©rĂȘts supĂ©rieurs de la nation sont en jeu, les Ă©preuves que nous traversons nous engagent Ă la plus grande rigueur du point de vue de nos institutions rĂ©publicaines dans le respect de lâĂtat et lâesprit de la chose publique, et envers nos concitoyens, bla bla bla… » Le prĂ©fet a surtout indiquĂ© quâil serait venu en personne inspecter les lieux et les locaux… dans les jours qui viennent, peut-ĂȘtre les heures qui viennent. Nous, dâici lĂ , on doit tout planquer. Il va y avoir un dĂ©ferlement de policiers, sĂ»rement des militaires, on ne sait pas encore si le dĂ©placement sera officiel ou pas, mais il est certain quâils vont venir fourrer leur nez un peu partout autour de la ville. Tu comprendras, mon cher MĂ©chon, quâil faudra se faire discret.
A ce propos, jâai parlĂ© avec Frelon et de Jauzembert, le premier est dâaccord pour nous prĂȘter le vieux tracteur Goldoni, tu sais celui Ă la carrosserie orange, pour encombrer le passage, tandis que lâautre peut stocker dans son fond pas mal de marchandises. »
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Devant la feuille jaunie, visiblement Ă©prouvĂ©e par les affres du temps, lâhumiditĂ© dâune grotte ou le piĂ©tinement au sol â on voyait de petites traces comme lâembosse de gravillons, les rides dâun dĂ©but de dĂ©chirure â lâattachĂ© parlementaire restait circonspect. Il tenait Ă la fois un tĂ©moignage affligeant qui permettait de remonter toute la filiĂšre et procĂ©der Ă lâarrestation, et donc rien moins que lâinculpation et lâincarcĂ©ration des principales tĂȘtes pensantes, mais il tenait dans le mĂȘme temps un objet subitement chargĂ© dâun poids sacrĂ©, comme une espĂšce de relique… et lâidĂ©e de la tenir entre les doigts lui procurait une jouissance sans doute exagĂ©rĂ©e.
La maniĂšre dont le papier lui Ă©tait arrivĂ© sur son bureau (il lâavait vu Ă peine y fut-il entrĂ©, objet incandescent, presque magique, qui avait aimantĂ© son regard), Ă©tait pour le moins rocambolesque, un hasard. Mais existent-ils rĂ©ellement, ces hasards, lorsquâon pense au trajet quâa pu faire ce petit bout de cellulose dans lâimmensitĂ© du monde, et comment il peut justement orienter durablement le destin de ce monde, du moins dans ses plus communes tentures et armatures, celles de sa vie quotidienneâŠ
LâattachĂ© tourne et retourne le petit bout jauni entre ses doigts potelĂ©s, et dans sa tĂȘte (son cerveau, son regard aiguisĂ©) tourne encore et encore son sens et son destin, en dĂ©ploie en esprit lâenvergure politique et, pratiquement, historique, celĂ©e en lui.
Il pourrait tout aussi bien disparaĂźtre, ici et maintenant, comme ça, pfuit, tour de passe-passe, et rien ne serait plus comme avant⊠ou rien ne serait plus comme il Ă©tait prĂ©vu que les choses soient⊠le pouvoir de ce papier⊠ou le pouvoir que dĂ©tient subitement, câest Ă en devenir fou, le dĂ©tenteur de ce papierâŠ
Le jeune attachĂ© propose Ă Jean, son collĂšgue et ancien compagnon de classe, avec lequel il partage le goĂ»t de lâaction et la lecture des romans dâaventure, de se rendre sur le plateau, Ă Rochecorbon, passant par le haut, comme pour une partie de chasse ou une promenade inopinĂ©e. Pour se faire une idĂ©e. Pour se rendre compte. Jean accepte, ils iront cette nuit mĂȘme.
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Sur le petit plateau, la mission Ă©tait simple : discrĂštement parcourir la lande jusquâau rebord des falaises, les yeux rivĂ©s au sol, sur les chemins, dans les fourrĂ©s, les friches. Si possible repĂ©rer les imperfections du terrain⊠comme une petit substruction maçonnĂ©e, ou un tuyau dâĂ©vacuation des fumĂ©es, une espĂšce de cheminĂ©e incarnĂ©e par son manchon, quelque chose qui trahisse une habitation souterraine.
Il fallait des yeux, car parfois les manchons, qui nâĂ©taient pas toujours prĂ©sents, ou bien qui avaient Ă©tĂ© bousculĂ©s par les intempĂ©ries, le mĂ©susage ou le passage du gibier, pouvaient Ă©galement se dissimuler dans les hautes herbes, ou dans les buissons. MĂȘme si, dans ce cas, les buissons, soumis en hiver aux exhalaisons, prĂ©sentaient un port Ă©trange, rachitique ou malade.
Mais dans la chaude nuit dâĂ©tĂ©, la vĂ©gĂ©tation, lâarrĂȘt des cheminĂ©es, et lâobscuritĂ©, empĂȘchaient lâidentification aisĂ©e des habitations.
Au loin on entendait une hulotte. Jean ne semblait pas concentrĂ© comme son ami. Il farfouillait dans les herbes nĂ©gligemment, pas tout Ă fait certain de saisir lâobjectif de cette entreprise. Il sâĂ©tonnait plutĂŽt de lâespĂšce de clartĂ©, malgrĂ© tout, que la lune posait sur toutes choses. Il sâĂ©tonnait surtout que la ville, Ă quelques encablures de lĂ , nâĂ©mettĂąt aucun brouhaha ni aucun halo, ils Ă©taient lĂ comme retirĂ©s du monde, Ă©loignĂ©s de la Loire, Ă©loignĂ©s mĂȘme de tout.
Et puis cela lui rappela les expĂ©ditions hardies quâil faisait, enfant, avec ses cousins de SavonniĂšres, Ă peu prĂšs dans les mĂȘmes conditions : nuitamment, secrĂštement, les gamins sortaient, et se faisaient peur, Ă entrer dans les grottes, les caves, les anciennes carriĂšres dâextraction du tuffeau, au besoin en forçant les serrures, en faisant sauter les verrous⊠ils se racontaient des histoires dâĂźles dĂ©sertes et de pirates, de prisonniĂšres Ă dĂ©livrer, ou alors de quelques camp retranchĂ© mexicain assailli par des cow-boys sans foi ni loi. Ils fumaient.
Mais câĂ©tait la Loire, surtout, qui, dans sa tĂȘte, venait gonfler cette imagination propice au « vert paradis », comme disait Baudelaire. Câest dans une barque de son oncle quâil lâavait dâailleurs effleurĂ© pour la premiĂšre fois.
Dans son esprit, le fleuve reprĂ©sentait une force mystĂ©rieuse et magnĂ©tique, lovĂ©e dans son cocon minĂ©ral, perclus de recoins de piĂšces secrĂštes, de labyrinthes enchantĂ©s menant Ă des salles du trĂ©sor ; cette force nâattendait quâune chose : quâen surgissent des fleurs, des joyaux, mille biens de Dieu, comment dire, la misĂ©ricorde mĂȘme. Ătranges concussions mentales qui obscurĂ©ment donnaient lâimpulsion de son parcours dans la vie.
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HISTOIRE DE LA CONFLUENCE, DU SANGLIER ET DE LA CHUTE DANS LA BOUE
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Le lendemain, dans son bureau, le jeune attachĂ© avait ressorti du tiroir la pochette, de la pochette la chemise, de la chemise lâenveloppe, et de lâenveloppe le billet, froissĂ©, jauni, qui lâobnubilait.
Dans un peu moins de vingt minutes, il devait rejoindre le maire, ses deux premiers adjoints, le gĂ©nĂ©ral de division de la gendarmerie et diverses personnalitĂ©s de la ville, dont un reprĂ©sentant du prĂ©fet et un de lâarchevĂȘchĂ©. La rĂ©union devait exposer le plan de dĂ©placement du convoi le « jour J », et permettre dâassurer la sĂ©curitĂ© absolue des personnalitĂ©s.
La ville nâavait pas Ă©tĂ© choisie par hasard, et entre autres pour son poids symbolique dans lâhistoire, et dans le cĆur des habitants comme de tous les Français. CâĂ©tait la citĂ© des rois, aprĂšs tout. LâattachĂ© parlementaire reprĂ©sentait le dĂ©putĂ©, qui Ă©tait en dĂ©placement et ne pouvait arriver Ă temps (câest ce qui se disait en tout cas : les routes nâĂ©taient pas encore sĂ»res et rapides, et les « dĂ©placements » nâĂ©taient pas toujours ceux que lâon croyait).
La rĂ©union nâaurait dĂ» ĂȘtre quâune formalitĂ© et, mĂȘme si câĂ©tait une formalitĂ© pesante, eu Ă©gard Ă la gravitĂ© des Ă©vĂšnements, recelant son lot de tension liĂ©e aussi bien aux animositĂ©s des uns envers les autres, au poids du secret, au lustre quâon voulait bien y dĂ©poser, câĂ©tait une Ă©niĂšme formalitĂ©. Et nâĂ©tait rien face Ă ce que reprĂ©sentait ce petit bout de papier, ces quelques grammes de matiĂšre, quâil lisait et relisait machinalement, sans mĂȘme plus dĂ©chiffrer les mots mais, les reconnaissant comme des entitĂ©s, les Ăąnonnant de mĂ©moire… mĂ©moire lasse avec ses inflexions, ses brusques chausse-trappes, ses double-fonds, ses antichambres.
Sur ses Ă©paules reposait ainsi la rĂ©ussite ou lâĂ©chec, mais reposait aussi la trahison comme la fidĂ©litĂ©, la violence comme la paix, le silence comme le fracas. Il ne savait pas quoi faire, non tant quâil hĂ©sitĂąt, mais il Ă©tait comme pris dans une poisse, noire et froide, immobilisĂ©, tĂ©tanisĂ©, un vĂ©ritable gouffre intĂ©rieur, sans cheminĂ©e qui serve de fanal ou dâissue, une cage, une trappe vers laquelle il nâavait pas mĂȘme pris le risque de se rendre.
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Billet de MĂ©chon Ă Chaource, 19 juin
Jâai appris que ton billet avait Ă©tĂ© interceptĂ©, mon ami, tu dois quitter la ville toutes affaires cessantes. Maillon tâattend cette nuit une heure aprĂšs le battant Ă Cinq-Mars, lĂ tu prendras une toue et tu fileras vers ceux du Maine. Je ne peux pas tâen dire plus, je nâen sais dâailleurs pas beaucoup plus.
Entre-temps le pont, ici, a Ă©tĂ© dĂ©cimĂ©, emportĂ© par la dĂ©bĂącle. On songe Ă bĂątir un autre passage, moins dangereux, Ă dĂ©tourner la routeâŠ
Aies confiance, car la nature de notre combat est juste et notre cause dépasse nos maigres et modestes vies. Embrasse bien ta femme avant le départ.
Personne ne sait quand il aura la chance retrouver son foyer, la douceur de son giron.
Il y a des instructions pour toi oĂč tu sais, tĂąche de ne pas les oublier. Toi, en revanche, tu peux te faire oublier, pendant un temps,. Tu passeras dans le Berry chez Ventre Jaune. Tu partiras sans doute vers le sud. Tes moindres faits et gestes seront sans doute scrutĂ©s. Tu disparaĂźtras le temps quâil faut, deviendras un fantĂŽme. Adieu mon ami, mon camarade, mon frĂšre.
*
Jean, le lendemain, était venu lui rendre visite, avec le prétexte de documents administratifs à parapher. Lui ne semblait pas inquiet. « Tu te fais du mouron, lui disait-il, à mon avis tu exagÚres la situation. »
« Peuh ! », se moquait-il, « un tracteur Goldoni ! Et pourquoi pas des balles de foin tant quâils y sont ? »
Il ne parvenait pas Ă se dĂ©tacher de cette boule, et Jean tĂąchait de le distraire. « Regarde ce que je tâai amenĂ©, mon vieux, regarde ça plutĂŽt ! »
Il sortit de son cartable une chemise oĂč se trouvait un plan de masse quâil dĂ©plia longuement sur la grande table en verre. Il nâavait pas mĂȘme quittĂ© son pardessus, et il Ă©tait restĂ© dĂ©bout.
Sur le plan, on reconnaissait la ville et ses quartiers historiques, lâespĂšce de noble croix quâils formaient, et bien sĂ»r le fleuve sautait aux yeux. CâĂ©tait une forme allĂ©gĂ©e du cadastre et, dessinĂ© de sa propre main et dâune couleur diffĂ©rente, il avait ajoutĂ© un certain nombre de traits et de schĂ©mas, qui semblaient figurer de nouveaux quartiers et de lourds amĂ©nagements pour les anciens.
« Tu vois, tu vois ? disait Jean, visiblement émoustillé.
â On dirait une nouvelle ville ! » rĂ©pondit-il, comme pour sâintĂ©resser. Et dans sa tĂȘte il imagina les piscines lĂ oĂč se trouvaient les berges, les immeubles lĂ oĂč aujourdâhui sâĂ©tendaient les varennes, des Ăźles et des ponts lĂ oĂč aujourdâhui lâeau courait librement.
« Une nouvelle ville, une nouvelle ville, rĂ©pondit Jean, mais que tu es rabat-joie ! Mais câest une ville nouvelle ! Une vĂ©ritable ville nouvelle ! Pourquoi crois-tu que les huiles dĂ©barquent ? »
Le secrétaire général entra soudain sans frapper. « Messieurs, retirez-vous. »