Anthony Poiraudeau • Projet El Pocero • Inculte
Le livre d’Anthony Poiraudeau, Projet El Pocero, vient s’ajouter — avec quelques autres, parus récemment1 — à la série de livres qui s’émeuvent de l’espace — et dont on a, par ailleurs, cherché à établir la liste. On a parfois adjoint ces ouvrages au domaine de la psychogéographie proposé par les Situationnistes (c’est Guénaël Boutouillet qui l’indique dans sa recension du livre). Outre que le texte de Guy-Ernest Debord est d’un abord plus qu’ardu, je ne crois pas, finalement, que ces préoccupations soient tout à fait concordantes avec celles des auteurs qui se lancent dans cette marche de l’écriture. En effet, si la psychogéographie se donne pour objet « l’étude des lois exactes, et des effets précis du milieu géographique, consciemment aménagé ou non, agissant directement sur le comportement affectif des individus », la littérature de marche2 ou de déplacement dans l’espace (itérologique), avec pour seule passion l’espace et sa traversée, en proposerait plutôt le revers, voire le négatif. Ce n’est pas tant la manière dont le milieu joue sur l’affect — il y a au moins deux mots problématiques ici (milieu, affect) — qui intéresse ici, c’est plutôt l’expression de l’affect en espace, ou l’espace en tant qu’extension… Extension de quoi d’ailleurs ? si, comme nous le pensons, l’individu en tant que tel n’a guère d’épaisseur ou de pertinence en ce bas monde, sinon, peut-être du livre lui-même.
L’opération paradoxale du livre comme intériorisation, déroulant l’horizon sous les pieds du marcheur, faisant donc du dehors un dedans, et réciproquement, n’est-ce pas ce qui est en jeu au moment même où le seul biais qui convienne à rendre compte d’une expérience est le langage lui-même, ce piston facétieux.
La littérature de l’espace, la littérature géographique, est fascinée par les lieux qu’elle traverse ; elle les reçoit comme un cadeau et, dans le même temps, elle leur propose ce marché, elle les soumet à la question, elle les séduit. « Viens chez moi, je te dirai qui tu es » — de sorte qu’une fois passés au crible et aux mors de son travail, ces espaces sont transformés, magnifiés : ils deviennent littérature.
Nous sommes bien peu armés pour rendre compte de ces expériences de lecture de littérature géographique, en réalité. Nous sentons bien que nous passons à côté de quelque chose, peut-être parce que ces espaces lettrés envahissent tout — tout le langage et tout l’espace.
Nous sentons pourtant la pertinence littéraire de ces ouvrages — et pas seulement d’un point de vue esthétique ou philosophique. Plutôt comme une concentration de tous ces thèmes, dont peuvent rendre compte peut-être ces deux fulgurances liminaires :
L’ailleurs est devenu un nulle part partout similaire, où se trouver équivaut à être situé dans tout autre point de l’indistinction urbaine.
Et plus loin :
Sans centre ni bords, l’espace fait vaciller sa chronologie. Le trajet de l’arpenteur ou de l’usager traverse des zones urbaines où l’idée de succession temporelle se dissout au fil du parcours. (25 et 26)
De quoi s’agit-il ? Le narrateur est allé visiter l’ensemble d’El Quiñon, immense quartier né quasiment de rien sur la commune de Seseña, au large de Madrid, lors de la période de faste spéculatif en Espagne et depuis quasiment à l’abandon.
C’est précisément la question : qu’est-ce qui pousse quelqu’un à faire le voyage vers des lieux qui ne sont, a priori, pas des destinations touristiques ? Il a bien sûr l’attrait des ruines, et de l’espace mémoriel-culturel, tel qu’il s’est manifesté du temps de l’orientalisme, chez Flaubert, Chateaubriand et les autres. Mais on ne peut sérieusement tenir la comparaison entre la visite de Pompéi ou Carthage au XIXe siècle et la visite de Detroit au XXIe. Quelle est la nature de cette curiosité, sinon une projection de l’individu dans une marche esthétique ?
L’espace comme annexe du récit, peut-être, là où le personnage se débat dans le cadre limité du texte, l’auteur, devenu ce qu’il est aujourd’hui, menacé de toutes les crises, trouve peut-être dans ce déplacement, ce décentrement, une voie médiane, et peut-être une manière de salut, salut non transcendantal s’entend (le nom propre, le geste et le mot enfin réconciliés) ?
Ce sentiment est très bien décrit par le Je du livre, qui indique :
J’avais vu en rêve des villes qui se trouvaient à la place de celles-ci, et des espaces où il ne manquait qu’elles. N’ayant rien à y faire, et ne disposant pas du courage d’aller me frotter à la réalité d’un ensemble humain habité (où je me serais exposé au péril de sérieusement rater le peu qu’est une vie), il m’a semblé que j’étais la personne tout indiquée pour entreprendre la visite de cette ville neuve et infréquentée. Si elle est là-bas partout la même, n’importe lequel de ses points me la montrera toute. (27-28)
Outre l’exposition des raisons politiques et économiques qui ont conduit à l’érection d’une ville devenue déserte — une ville qui, en l’état, ne répond plus aux assignations et aux fonctions d’une ville — dans deux chapitres nécessaires (le second sur la bulle immobilière espagnole des années 2000, et le cinquième, sur la figure de l’entrepreneur à l’origine de la ville, Francisco Hernando, dit El Pocero, l’Egoutier, richissime self-made man aux ambitions démesurées, revanche assumée typique des yuppies antérieurs comme Bernard Tapie), Anthony Poiraudeau s’emploie, au moyen d’une langue maîtrisée et aiguë, à la description non seulement de la ville, mais aussi de son parcours en elle, des impressions qui en surgissent et des répercutions ou plutôt des échos sensibles qui en découlent.
L’expérience première est celle du marcheur (marcheurs qu’avait déjà observés Poiraudeau dans sa recherche propre) qui, dans cette ville avare de piétons, devient lui-même un centre d’intérêt, une « vague curiosité » (47). Ce retournement est d’autant plus effectif qu’en ce lieu sans témoin, le promeneur (bien plus que l’habitant qui n’a pas à rendre compte) est seul capable d’attester de l’existence de ces lieux :
Il est souvent difficile de départager la candeur du cynisme dans les forces qui ont fait se dresser El Quiñon. L’épaisseur défaillante de cette entrée lui donne l’aspect d’une façade futile ne renfermant que du vide, ou celui d’un décor de théâtre n’ouvrant que sur une fiction. Le parc pourtant existe, autant que je puisse en juger. J’y ai marché. (61)
Il est d’ailleurs remarquable que la marche (le déplacement, le décentrement et, au regard de cet état différent de l’état d’habitant, le voyageur qui est toujours un étranger3 vit l’expérience de la déterritorialisation) soit également le procédé idoine qui permette d’amener de la perspective à qui ne saurait se mouvoir (une ville morte).
Progressivement, El Quiñon sort de terre et m’apparaît. Je le vois pour la première fois en sachant qu’il ne quittera pas mon champ de vision tant que je ne l’aurai pas rejoint, puis arpenté, et enfin quitté, plusieurs heures plus tard. Je ressens un mélange d’impatience et de désir de prolonger le moment où je n’y suis encore que presque. On voudrait ne rien perdre de sa première approche d’un lieu où l’on s’est longuement projeté, et dont l’accès devient enfin réel. (38)
Cette première impression fait écho à la seconde mise en perspective durant laquelle le narrateur, parti observer la décharge de pneus toute proche (ceux de la couverture), peut également jouir du spectacle de l’ensemble.
Tout au long de l’ascension de la colline, je m’arrête régulièrement pour balayer les environs du regard. Il me semble que je dois multiplier les perspectives sur la ville, pour essayer de ne pas la quitter bien que je m’en aille. Je dois accepter la pensée que je vais l’avoir assez vue pour transcrire son inachèvement en un livre que, pour la première fois, je finirais. J’éprouve par son ancrage dans la réalité qu’elle n’est pas une illusion produite par mon esprit. Ce n’est pas que je doute vraiment de la réalité d’El Quiñon, mais j’essaie de dissiper le sentiment d’irréalité qui se ravive en moi à mesure que l’ascension me permet de l’embrasser d’un seul regard. (100-101)
Ainsi apparaît de manière très stricte le lien qu’il existe entre la ville — cette ville là — l’expérience personnelle et sa recension en un livre. Il est une étrange obsession, dans les livres itérologiques, une espèce de tentation démiurgique4. Ce recul, nécessaire, permet également une appréhension de la globalité. La ville perd son caractère multiple (propre à la ville vivante, la ville “réelle”, tout en dynamique) pour devenir une image d’elle-même, comme un plan ou une carte. C’est d’ailleurs le propos des premières pages qui désignent « l’unique ville neuve désirée » (27), la cité idéale en somme, ramenée également de l’évocation du panneau d’Urbino5.
Envisagé tantôt comme un ensemble de ruines, une ébauche, un projet en construction, un mirage ou une utopie, El Quiñon est finalement, plus qu’une obsession, une déception.
El Quiñon est, au fond, lui-même et dans son intégralité, un angle mort. Son désastre est une coulisse du naufrage dont a accouché le miracle économique espagnol, que la ville devait œuvrer à perpétuer. C’est l’ampleur de son implosion muette qui a fait se retourner les regards vers lui, en opérant un contrechamp révélant non pas l’équipe qui tournait l’épopée de la gloire économique et urbaine de l’Espagne, mais les lieux que celle-ci avait désertés en toute hâte, faisant sombrer le film dans cette image terminale d’une ville déserte où meurt la fiction. (64)
C’est ainsi à l’épreuve de la fiction que doit se déterminer le texte que nous lisons. Et le contrechamp ici évoqué (on sait l’intérêt que porte Poiraudeau au cinéma) renvoie à d’autres sensations bien personnelles — celles qui donc donnent relief au topos, qu’il s’agisse de maladie, de rêve, de délire, qui se caractérisent par la présence de la mer à proximité de la ville, dans le désert des régions madrilènes.
J’ai beau voir la mer, je n’en oublie pas pour autant son absence. Elle est dans mon champ de vision telle une projection sur un écran transparent laissant filtrer la matérialité des environs. (98)
Mais ce léger décalage n’est en somme qu’un symptôme, qu’une “laisse” plus profonde, plus vertigineuse, qui est celle de la mémoire (33, 59, 103). La mémoire est en effet centrale ici, nécessaire, soit pour compenser la création ex nihilo d’un lieu (plaques commémoratives) ou l’ancrage dynastique du fondateur lui-même (statue des parents de Hernando), mais également pour sublimer la marche en livre, comme nous l’avons déjà évoqué (la « sédimentation muette dans ce qui déjà commence à devenir ma mémoire » (59)), ou enfin l’apparition de la ville comme « souvenir mal assimilable » (103). Nécessaire, et suffisante, pourrait-on dire, comme seule en mesure de justifier, bien au-delà du simple compte-rendu ou de la relation traditionnelle, mais plutôt, dans la friction dedans/dehors, c’est-à-dire texte/espace, ce que nous ne pourrions jamais mieux signifier qu’en répétant bêtement (béatement) les mots de Marco Polo dans l’un des exercices majeus du genre, Les villes invisibles :
Quand il arrive dans une nouvelle ville, le voyageur retrouve une part de son passé dont il ne savait plus qu’il la possédait. L’étrangeté de ce que tu n’es plus ou ne possèdes plus t’attend au passage dans les lieux étrangers et jamais possédés. (37)
Ce n’est pas la ville que parcourt le voyageur, c’est lui-même, pointé et réconcilié par ce dehors inhospitalier, ce qui n’est pas un monstre — mais simplement son double.
- Jean-Christophe Bailly avec Le dépaysement ou La phrase urbaine, Bruce Bégout avec Suburbia, Philippe Rahmy avec Béton armé, Claude Eveno avec Histoires d’espaces, Philippe Vasset avec La conjuration… ↩
- Distincte également de la littérature de voyage, les textes magnifiques de Nicolas Bouvier en donnent bon exemplum. ↩
- Ceci évoque subitement l’incipit du puissant roman de Maurice Pons, Les saisons.
Il arriva par le sentier de la cluse, vers le seizième mois de l’automne, qu’on appelait là-bas : la saison pourrie.
C’est Louana qui l’aperçut la première, et plus tard, lorsque le Conseil se réunit pour statuer sur le cas de l’étranger, elle intervint pour revendiquer ce premier regard. - On ne s’étonnera pas de l’arrêt sur le mégalomane Pocero, qui cède à la tentation d’une fondation dynastique (cf. p.46) et dont la simple projet est de bâtir une ville à sa gloire (cf. p.79) ↩
- « che alcuni identificano in Piero della Francesca o nella sua scuola, mentre altri optano per un’attribuzione a Leon Battista Alberti o a Luciano Laurana, secondo quanto descritto in calce allo stesso dipinto », lit-on sur Wikipedia.it. ↩